Par Marco Laverdière, avocat, enseignant en droit professionnel du secteur de la santé à l’Université de Sherbrooke
Pourquoi est-il généralement exigé, au Québec et ailleurs, que les médecins et les autres professionnels de la santé détiennent une couverture d’assurance responsabilité professionnelle pour être autorisés à exercer leur profession? Bien sûr, ce n’est pas pour protéger le patrimoine de ces professionnels, mais bien pour faire en sorte que, s’ils devaient causer éventuellement un préjudice à un patient par leur faute, ce dernier pourrait trouver un débiteur solvable aux fins de l’indemnisation qui lui serait accordée par les tribunaux. Autrement dit, c’est bien de protection du public qu’il s’agit, en toute cohérence avec la mission confiée par l’État aux ordres professionnels, lesquels exercent diverses responsabilités en ce qui concerne l’assurance responsabilité de leurs membres.
Or, les couvertures d’assurance responsabilité professionnelle ne sont pas sans limites. C’est notamment le cas lorsqu’il est question de préjudices qui résultent non pas de l’activité clinique elle-même, soit de l’exercice d’une activité de soins auprès du patient, mais plutôt d’une faute d’inconduite ou de comportement qui intervient en lien avec la relation professionnelle. Un jugement rendu plus tôt cette année par la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick, sous la plume de la juge Tracey K. DeWare, dans l’affaire Shannon c. Association canadienne de protection médicale (2016 NBBR 4 (CanLII), illustre bien les limites en cause.
Les faits mettent en présence un psychiatre, le Dr K.A. Akuffo-Akoto, contre lequel un jugement par défaut a été rendu suite à une action civile intentée par l’une de ses patientes, Mme Shannon, à qui il avait prescrit une médication excessive et qu’il avait persuadée d’avoir des rapports sexuels avec lui. Un peu plus de 500 000$ ayant été accordés à Mme Shannon en dommages-intérêts, cette dernière essaie alors d’en obtenir le paiement auprès du médecin, mais sans succès, celui-ci ayant quitté le pays. C’est ainsi que Mme Shannon dépose alors une action en justice contre l’Association canadienne de protection médicale (ACPM) pour tenter de recouvrer la somme qui lui a été accordée au terme de l’action civile. Entre temps, en lien avec les mêmes faits, le Dr Akoto voit son permis d’exercice de la médecine être révoqué suite à des procédures disciplinaires engagées en Grande-Bretagne, celles qui avaient préalablement été initiées au Nouveau-Brunswick n’ayant pu être complétées en raison du départ du psychiatre.
Dans le jugement qui nous intéresse ici concernant l’ACPM, la juge Deware analyse longuement la protection offerte par cette dernière, notamment pour savoir si elle correspond ou non à celle offerte par un assureur. Reconnaissant l’équivalence qui est faite dans la réglementation professionnelle entre l’adhésion à l’ACPM et la détention d’une couverture d’assurance responsabilité professionnelle (ce qui est vrai tant au Nouveau-Brunswick, au Québec qu’ailleurs au Canada) et le fait que les activités et services offerts par l’ACPM s’apparentent à ceux des compagnies d’assurance, elle n’arrive pas pour autant à constater la présence d’un contrat d’assurance. La juge souligne notamment la discrétion que peut exercer l’ACPM dans sa décision de verser ou non une indemnisation, selon les différentes situations qui lui sont soumises (conclusion qui s’avère plutôt étonnante si on la transpose dans le contexte québécois, puisque la réglementation y exige un engagement de couverture par l’assureur). Elle conclut, manifestement à regret, qu’en l’absence d’un contrat d’assurance et suivant la discrétion qu’exerce généralement l’ACPM de ne pas octroyer sa protection dans les cas d’inconduite sexuelle, cette dernière n’est pas tenue d’indemniser Mme Shannon.
Avant d’arriver à cette conclusion, la juge Deware souligne aussi, en référant au témoignage d’un expert, qu’aucune police d’assurance responsabilité professionnelle couvrant les préjudices résultant de l’inconduite sexuelle n’est disponible au Canada. Pour comprendre de quoi il en retourne, voici ce qu’indique le témoignage de l’expert cité par la juge :
De l’avis de [l’expert,] M. Gelston, à l’heure actuelle, il n’est pas possible pour un médecin de souscrire au Canada une police d’assurance responsabilité civile professionnelle susceptible de le protéger contre les préjudices découlant d’actes d’inconduite sexuelle que ce médecin pourrait avoir commis contre l’un de ses patients. Lors de son contre-interrogatoire, M. Gelston a admis qu’il était peut-être techniquement possible de souscrire à l’étranger une assurance susceptible de prendre en charge les dommages-intérêts qu’un médecin pourrait être condamné à verser en cas d’abus sexuels commis contre l’un de ses patients. Toutefois, il a souligné que les primes d’assurance seraient exorbitantes et qu’il pourrait être problématique d’obtenir un paiement d’assureurs qui ne sont ni réglementés au Canada, ni soumis au droit canadien.
[…]
Cela fait des centaines d’années que les polices d’assurance responsabilité renferment des exclusions concernant les actes criminels et les actes délibérés.
Ainsi, en matière d’assurance responsabilité professionnelle, plusieurs exclusions généralement admises font en sorte que certaines fautes qui relèvent de la conduite délibérée des individus font l’objet d’exclusions. Cette réalité est fort compréhensible quand les seuls enjeux en cause sont ceux de la protection du patrimoine de l’assuré, alors qu’on admet fort bien qu’il n’est pas souhaitable de le déresponsabiliser pour des actes criminels ou généralement proscrits qu’il poserait délibérément. Autrement dit, l’assurance responsabilité n’a pas pour vocation d’encourager le crime !
C’est précisément ici que l’arrimage entre, d’une part, ce qu’on pourrait appeler cette logique assurancielle et, d‘autre part, la logique de protection du public et celle de la déontologie professionnelle, fait défaut. Comme on le voit notamment dans l’affaire Shannon, il est bien sûr acquis que l’inconduite sexuelle peut à la fois être une faute civile et une infraction déontologique, pouvant faire l’objet, suivant la réglementation professionnelle, de poursuites et de sanctions disciplinaires, plus ou moins sévères selon le cas. Or, au Québec comme ailleurs, suivant cette même réglementation professionnelle, on admet que les exclusions généralement admises en assurance responsabilité professionnelle puissent prévaloir, de telle sorte que certains actes constituant des fautes disciplinaires et des fautes civiles seront couverts, alors que d’autres, comme l’inconduite sexuelle, ne le seront pas.
On dira peut-être qu’il faut ici se méfier d’un certain idéalisme qui conduirait à revendiquer une stricte cohérence entre la déontologie professionnelle et les couvertures d’assurance responsabilité. Il est possible en effet que des exigences réglementaires trop onéreuses au chapitre de l’étendue de ces couvertures puissent entraîner des contrecoups importants, comme des hausses de primes qui les rendraient inabordables, voire des problèmes liés à la disponibilité, sur le marché, d’une couverture conforme aux exigences réglementaires. Mais, même en ayant ces contingences à l’esprit, est-on condamné à accepter sans broncher le résultat de l’affaire Shannon?
Ne pourrait-on pas ici envisager que, au même titre que pour les préjudices résultant de fautes commises sous l’influence de l’alcool ou de drogues, les exclusions prévues par les contrats d’assurance responsabilité professionnelle en matière d’inconduite sexuelle et pour d’autres fautes d’inconduite génératrices de préjudices ne soient pas opposables aux victimes, mais uniquement aux professionnels? Il en résulterait que les patients bénéficieraient ainsi de la protection prévue, alors que les professionnels pourraient, eux, se voir refuser le bénéfice de cette protection et avoir à rembourser l’assureur qui aurait été tenu de verser l’indemnisation.
De façon plus audacieuse, faut-il envisager d’autres mécanismes d’indemnisation pour ce qui ne peut être pris en charge par l’assurance responsabilité? Est-ce que, dans le cas des médecins, il y aurait un avantage à rediriger les sommes consacrées par l’État au paiement des primes d’assurance responsabilité vers un régime ou un fonds d’indemnisation complémentaire, sans même parler ici d’instaurer un régime d’indemnisation sans égard à la faute? Faut-il plutôt miser sur d’autres mécanismes déjà en place, notamment en ce qui concerne l’indemnisation des victimes d’actes criminels, quitte à en élargir la portée?
En définitive, l’affaire Shannon illustre bien les failles de la solution actuellement retenue par l’État, tant au plan réglementaire que de l’engagement de certains fonds publics, en matière d’indemnisation du préjudice résultant d’une faute professionnelle. Elle conduit ainsi à souligner qu’une réflexion sérieuse serait souhaitable pour identifier d’autres solutions, de substitution ou complémentaires, qui correspondraient davantage à ce que la protection du public peut raisonnablement requérir dans le cas des fautes d’inconduite commises par les professionnels de la santé.
Ce contenu a été mis à jour le 12 septembre 2017 à 21 h 49 min.
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