Par Marie-Andrée Girard MD LLM FRCPC, Candidate au doctorat, Faculté de Droit, Université de Montréal
Notre système professionnel du domaine de la santé est majoritairement composé de groupes professionnels à actes réservés ou exclusifs, ce qui signifie que tant le titre que le geste sont alloués exclusivement à ce groupe donné. Ce choix politique, qui découle naturellement de la création des systèmes de santé et professionnels des années 1970, a permis la formation de groupe professionnel robuste, mais n’a pas favorisé la souplesse au sein de la structure de soins. De plus, il a permis au système de se focaliser sur le TITRE d’un individu, laissant aux organismes d’autorégulation la tâche de s’assurer de ce que signifiait ce titre. Comme tout organe administratif normal, ces organismes ont standardisé, réglementé, rigidifié le processus d’obtention de cette licence de pratique et ont associé «titre» et «capacité de réaliser un acte» avec compétence. Ce qui n’est pas une tare en soi, mais cela complique un soin qui est déjà suffisamment complexe.
La complexité nait en premier lieu de cette association titre-acte qui est une vision fondamentalement basée sur les ressources du système plutôt que sur ses objectifs. En fonction des professionnels disponibles et des actes qui leur sont attitrés, le système offrira des soins donnés. La loi dit à l’établissement de déterminer son plan d’effectifs professionnels pour réaliser son mandat, la formulation est centrée sur l’administration, sur l’appartenance de l’acte et non sa pertinence ou sa place dans le continuum de soin. Cette logique ne poussera pas le système à se centrer sur les besoins de sa population et tenter d’y répondre avec efficience, sa capacité d’adaptation étant limitée par le besoin de toujours qualifier la relation entre un acte de soin et un professionnel donné.
En second lieu, cette association titre-acte néglige la notion que la compétence peut être acquise par bien des individus, de bien des façons, et être aussi commune. Dire qu’un acte doit être réalisé par un professionnel donné efface l’importance centrale que chaque acte doit être réalisée par une personne apte à évaluer sa pertinence, apte à exécuter le geste de manière sécuritaire et capable d’en reconnaître les conséquences et les complications. Par habitude, nous avons associé cette notion à notre système professionnel en oubliant que la notion de compétence, bien qu’elle soit un des piliers de la professionnalisation, est indépendante de celui-ci.
Malgré cette introduction, mon propos aujourd’hui n’est pas une critique virulente de notre système professionnel en santé, mais plus une lettre d’espoir ou une amorce de questionnement : pouvons-nous, avec nos structures actuelles, revenir à la notion essentielle à la base de la notion de « profession », la notion de compétence ?
Compétence par conception : un laboratoire à suivre
Depuis maintenant quelques années, le Collège Royal des Médecins et Chirurgiens du Canada (CRMCC) développe une modification en profondeur de son système de formation. Auparavant basé sur une notion assez strictement temporelle (temps de stage, nombre de mois de formation spécialisée, évaluation globale, examen de compétence à la fin), cet organisme responsable de l’agrément des programmes de formation en médecine spécialisée est en train de changer tant la perspective que la philosophie de l’ensemble de l’enseignement en tablant maintenant sur l’acquisition d’une compétence définie dans un continuum. Lorsqu’il aura complété sa formation, le médecin X sera compétent à exécuter la tâche Y, peu importe le temps nécessaire à l’acquisition de cette compétence. Ce changement ne doit pas être lu comme un aveu du manque de compétence des médecins actuels, mais plutôt une reconnaissance que tous n’acquièrent pas une compétence au même rythme et que le temps passé en formation se doit d’être optimisé.
Mais en quoi ce changement peut-il être un laboratoire intéressant pour l’ensemble du système professionnel ? Simplement, les membres du CRMCC, dans la préparation de l’application du modèle de Compétence par Conception, ont dû exécuter la tâche colossale de décortiquer les compétences pour les définir en soi, mais aussi en définir le contenu en tâches spécifiques et marqueurs d’atteinte de compétence.
Premièrement, ce travail de rigueur intellectuelle peut bénéficier à tous les professionnels, car bien qu’il ait été clairement fait avec une perspective médicale, l’acte évalué peut être transposable, tant et aussi longtemps que le contexte est similaire. Par exemple, la pose compétente d’une voie veineuse reste la pose compétente d’une voie veineuse, peu importe qui tient l’aiguille. Ce type de réflexion pourrait donc améliorer la cohabitation des professionnels dans un champ de pratique commun.
Deuxièmement, ce travail de fragmentation séquentielle du processus de soin permet une vision modulaire des compétences techniques. Cette vision a comme corolaire de permettre l’apprentissage isolé de certains actes, pour autant qu’on puisse le circonscrire. Actuellement, notre modèle professionnel nécessite l’acquisition d’un titre, une sommation globale de compétence, pour en exécuter une puisque l’enseignement de ces compétences n’est pas encore fragmentable pour bien des professions. Avec le développement des marqueurs et des tâches, on pourrait imaginer que certains acteurs puissent acquérir des compétences spécifiques séparément, sans entrer dans le grand débat administratif des titres, autorisation, règlements. Que de flexibilité et de capacité d’adaptation cette solution apporterait au système de soins !
Troisièmement, l’exercice réalisée par les médecins spécialiste sous l’égide du CRMCC pourrait permettre de recentrer la gestion des établissements sur les actes, sur les besoins des populations plutôt que sur les ressources humaines seules. Si un acte X peut être réalisé de manière compétente par un groupe d’individu plutôt qu’un titre Y, l’établissement pourra changer son focus et se positionner en fonction des types de compétences à combler plutôt qu’en fonction des ressources professionnelles nécessaires à son administration.
Finalement, il est encore tôt dans le processus pour statuer sur l’effet bénéfique qu’aura le programme Compétence par Conception du Collège Royal, mais il ne faut pas négliger l’importance de l’avancée philosophique qu’il représente potentiellement pour l’ensemble de notre système de soins et de notre système professionnel. Imaginez l’impact que ce programme pourrait avoir sur les champs de compétence qui sont déjà partagés par plusieurs professionnels, quelle perspective sur la collaboration interprofessionnelle aurions-nous !
Ce contenu a été mis à jour le 10 juin 2020 à 15 h 05 min.
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