Sauver la justice civile par une quête

INTRODUCTION

Repenser la justice civile requiert une transformation fondamentale de la culture juridique. Cette transformation suppose d’appréhender la justice comme une quête ou un cheminement et non comme la victoire qui couronne une compétition.  La quête de justice suggère un parcours avec, et non contre, l’autre.  Elle invite à un accompagnement mutuel vers un objectif commun plutôt qu’à une confrontation. Elle se fonde sur la communication et la transparence avant d’emprunter la voie de l’argumentation et de la stratégie. Elle repose sur la collaboration plutôt que sur la compétition.  Dans ce contexte, le droit se révèle un savoir à partager et non une expertise à imposer.  L’itinéraire vers la justice exige des juristes qu’ils jouent un rôle d’apaiseur auprès des protagonistes en conflit avant de recourir, en dernier ressort, à celui plus traditionnel du gladiateur.

Qu’est-ce que la justice civile ?

La justice civile désigne le domaine du droit privé qui gère les rapports entre les personnes physiques et/ou les corporations et les organisations.  La justice civile inclut notamment les rapports juridiques qui touchent les contrats; la famille; l’acquisition, la vente, le prêt de biens; les testaments et les successions; les relations de travail et les rapports commerciaux. La justice civile porte sur les rapports pacifistes entre les protagonistes à un conflit par opposition à ceux qui appartiennent au droit pénal et criminel.

Des conflits souvent relationnels

Une grande proportion des conflits touchant la justice civile qui affectent les personnes comme les communautés s’inscrivent dans le cours de relations.  Qu’il s’agisse de relations familiales, liées au voisinage, au travail ou plus généralement à des enjeux sociétaux comme les échanges internationaux, l’environnement ou les droits de la personne, les conflits impliquent non seulement des rapports interpersonnels qui ont un passé, mais aussi qui demeurent porteurs de potentiels relationnels dans l’avenir.  Souvent la source de ces conflits émerge de malentendus, de différentes perspectives – voire de points de vue opposés ou contradictoires – et d’intérêts divergents vis-à-vis une même situation. Ces malentendus finissent par s’envenimer et dégénérer en conflits qui deviennent de plus en plus enchevêtrés avec des rapports interpersonnels brisés ou en voie d’être irrémédiablement rompus.

Des limites du contradictoire et de l’adversité

Dans notre système juridique contradictoire, l’affrontement constitue l’approche privilégiée où la personne ou l’organisation qui se sent blessée et lésée attaque « l’adversaire » afin de faire valoir son « droit ».  Par exemple, la lettre de mise en demeure, une formule classique et banale pour les juristes, symbolise l’adversité sur laquelle repose notre système de justice tout entier. Cette lettre consiste à expliquer formellement à l’autre « partie » ce qui lui est reproché, à lui faire part de ce qu’elle peut faire pour régler la situation et à lui offrir un délai supplémentaire pour exécuter ses obligations sous la menace d’une poursuite judiciaire éminente. La mise en demeure s’avère véritablement intimidante et elle évoque la peur pour ceux et celles qui la reçoivent. Comme elle représente pour plusieurs une agression, elle place la ou le récipiendaire dans une position de défensive peu ouverte au dialogue et à l’échange. En somme, l’approche contradictoire envenime le conflit dès l’origine.

Or, souvent les protagonistes aux prises avec un conflit juridique se font représenter par des juristes, des avocates et des avocats, dont la fonction consiste à prendre fait et cause pour eux. Il leur appartient de défendre de leur mieux, et dans les limites permises par la loi, les intérêts de leurs client-e-s. Ces professionnel-le-s doivent « adopter les uns par rapport aux autres des attitudes et des règles de comportement propres à la compétition, voire au combat »[1].

Le terme « combat », défini au sens figuré, évoque l’idée d’une lutte, d’une bataille dans laquelle deux adversaires s’affrontent. Le Juridictionnaire définit ainsi le « combat » dans le contexte juridique :

Dans un procès, deux adversaires s’affrontent devant un arbitre : le demandeur avance des allégations, le défendeur les pare, chacun prend appui sur des prétentions pour gagner sa cause, pour triompher, chacun combat les prétentions adverses élevées dans l’espoir qu’elles seront repoussées, le demandeur relate des faits que le défendeur doit contester en présentant des moyens dont la force probante sera, souhaite-t-il, irrésistible dans l’appréciation souveraine, attribut incontestable de la juridiction saisie du litige. « La manifestation de la vérité est l’enjeu du combat judiciaire pour la preuve. » De ce point de vue, l’instance judiciaire est considérée comme une bataille, un duel, un affrontement: le défendeur doit combattre tout ce qui est présenté au tribunal au détriment de sa cause. Combattre des témoignages rendus, des éléments de preuve rapportés.

[…]

Ainsi, le défendeur oppose tous les moyens de défense propres à prouver le bien-fondé de sa position : il combat les affirmations de son opposant. Pour ne pas être débouté, il montrera que tous les moyens qu’il met en avant pour combattre par une preuve contraire les allégations qui sont faites à son égard sont fausses ou mal fondées, qu’elles sont sans valeur, sans mérite.

Le débat contradictoire est perçu comme un combat juridique. Il s’agit d’un débat d’idées, de positions et de prétentions, d’une guerre que chacun livre en faveur de sa cliente ou de son client. Les membres du Barreau exercent leur profession dans un esprit de lutte et adoptent une attitude combative[2]. En effet, dans le contexte du procès, les avocates et les avocats sont assimilés aux gladiateurs[3], du temps de l’Empire romain, qui combattaient dans une arène.

Or, s’il est juste d’affirmer que plusieurs conflits reposent sur des malentendus et des intérêts divergents, pourquoi provoquer ou envenimer la querelle par le combat ? Si ces conflits s’inscrivent sur fond relationnel, pourquoi ne pas s’appuyer sur le passé interpersonnel pour rétablir des liens plus sains pour l’avenir ou pour bien réussir sa rupture ? N’y aurait-il pas lieu de plutôt susciter la communication et l’échange d’informations entre les personnes ou les organisations qui vivent un différend ?   Pourquoi ne pas miser sur la collaboration plutôt que sur l’adversité pour résoudre le conflit ou, à tout le moins, pour trouver une ou des solutions sur mesure viables pour les protagonistes ?

 

LA JUSTICE COMME UNE QUÊTE

Pour repenser la justice, il importe de remplacer l’idée de faire valoir son « droit » par la bataille par celle de la rechercher par un parcours, un cheminement, un itinéraire qui permet de tenter de trouver des solutions d’abord par l’autodétermination des protagonistes en conflit avant de faire appel à une autorité décisionnelle extérieure à eux. Il s’agit aussi de tenir compte non seulement des « droits » en présence, mais aussi des besoins et des intérêts des protagonistes tels que l’importance de maintenir ou non des relations, le besoin ou non de confidentialité, les coûts financiers, mais aussi émotifs, l’importance du temps en rapport avec la possibilité de résoudre la situation, etc.

La quête de la justice emprunte différentes approches à tenter successivement afin de prévenir les différends à naître et de résoudre ceux qui existent déjà en améliorant la communication entre les protagonistes, en favorisant l’échange d’information, en instituant des conditions permettant de comprendre les perspectives divergentes et les enjeux du différend et à privilégier la collaboration plutôt que la confrontation.

Un parcours ponctué de processus potentiels de résolution de conflits

À l’instar d’un itinéraire géographique, la justice peut s’imaginer comme un parcours déterminé non seulement par les processus d’intervention potentiels, mais aussi par les différents chemins susceptibles d’atteindre un apaisement des malentendus, différends ou conflits en jeu.  Ainsi, chaque mode d’intervention constitue une démarche visant l’atteinte d’un sentiment de justice pour chaque situation particulière. En cas d’échec d’une approche pour trouver une résolution au conflit, un nouveau processus, une nouvelle piste, s’offre aux protagonistes pour tenter d’éliminer la mésentente.  Tout au long du cheminement, le recours judiciaire demeure possible.  Toutefois, dans la plupart des cas, le procès s’avère le recours ultime, le dernier rempart de la justice, le processus final lorsque les autres tentatives se sont avérées vaines.

Appréhender la recherche de la justice comme un itinéraire suppose connaitre la vaste offre des modes d’intervention en situation de conflits (ci-après MISC[4]) appropriés, disponibles et accessibles dans chaque situation particulière. En conséquence, il appartient aux intervenant-e-s, dont les juristes, d’informer et de conseiller les différents protagonistes en conflit sur les différentes façons de régler le conflit qui l’oppose à l’autre. Cette information permet aux personnes impliquées de choisir, en toute connaissance de cause, le ou les processus appropriés à leur situation dans l’espoir de déterminer la solution qui leur convient le mieux pour régler le conflit.

De l’autodétermination à l’autorité

Repenser la justice civile en l’imaginant comme un itinéraire suppose une forme de gradation entre les processus susceptibles de résoudre les conflits entre les protagonistes. Ainsi, certains MISC se fondent sur la notion d’empowerment soit sur une profonde confiance que les personnes ou les organisations en conflit sont les plus aptes et les mieux placées pour trouver des solutions sur mesure adaptées à leurs circonstances. La notion d’empowerment suppose celles de l’autodétermination et de l’autonomie des personnes dans les choix qu’elles exercent.

Plusieurs processus de résolution de conflit qui ponctuent l’itinéraire s’inscrivent dans la mouvance de la justice participative. Comme son nom l’indique, la justice participative propose aux personnes qui rencontrent un problème de nature juridique de participer activement à trouver une solution à leur conflit. La justice participative tire sa source d’une volonté d’améliorer la gestion des conflits au bénéfice des personnes impliquées. Elle vise plusieurs objectifs, dont la diminution des tensions dans les dynamiques relationnelles, le rétablissement d’un climat d’échange constructif entre les personnes impliquées.  Elle aspire à amener les participant-e-s vers une communication franche et complète en regard des questions qui les préoccupent pour susciter une meilleure compréhension de la réalité de l’autre personne.  Elle a pour but d’amener chez chaque participant-e une prise de conscience de son rôle dans la dynamique relationnelle et une intention d’agir constructivement dans l’avenir afin d’établir des rapports plus harmonieux entre elles ou de s’entendre sur les conditions d’une saine rupture.  Enfin, la justice participative valorise la résolution de la situation par la prévention et la communication entre les protagonistes au conflit.

La justice participative favorise des méthodes axées sur la recherche de solutions qui visent une amélioration de l’accès à la justice.  Ces méthodes qui incluent notamment la négociation et la médiation ainsi que tout autre mode qui convient aux parties (article 1, nouveau Code de procédure civile du Québec, L.R.Q., c. C-25.01) sont généralement moins coûteuses, plus rapides et souvent aussi efficaces que le recours judiciaire. Ces modes de résolution de conflits peuvent donc être tentés par les protagonistes eux-mêmes ou avec l’aide de professionnels formés pour les accompagner dans la recherche de solutions adaptées à leur situation. L’article 1 du nouveau Code de procédure civile du Québec (L.R.Q. c. C-25.01), mis en vigueur le 1er janvier 2016, édicte : « Les parties doivent considérer le recours aux modes privés de prévention et de règlement de leur différend avant de s’adresser aux tribunaux. »

Les  MISC fondés sur l’empowerment des protagonistes en conflit s’opposent à ceux qui requièrent l’intervention d’une décision d’autorité d’un tiers tels que l’arbitrage ou le procès.  Dans ces derniers cas, la solution de justice repose sur la décision prononcée par une personne en situation d’autorité qui impose une vision issue des normes préétablies applicables à la situation spécifique.  Les protagonistes acceptent de se conformer à la décision à cause de l’autorité et du pouvoir de contrainte conféré aux décideurs. Ces processus de résolution de conflits reposent sur la recherche de la vérité fondée sur la confrontation et la détermination d’un gagnant et d’un perdant dans la mesure où la réclamation d’une des parties s’avère plus légitime que celle de son adversaire.

Tenir compte des droits et des obligations, mais aussi des besoins et des intérêts

Les MISC fondés sur l’empowerment des protagonistes qui appartiennent à la justice participative tiennent compte non seulement de leurs droits et de leurs obligations, mais également de leurs intérêts et de leurs besoins entendus dans un sens large. Ils ajoutent aux questions juridiques, les dimensions relationnelles, sociales, culturelles, politiques et économiques des enjeux sous-jacentes au conflit.  Par contre, les processus qui requièrent l’imposition de décisions d’autorité s’en tiennent aux normativités juridiques reconnues comme légitimes par les personnes qui détiennent le pouvoir de les déterminer et d’en imposer l’exécution.

La justice comme une quête illustrée

Ainsi, dans la carte qui suit, l’itinéraire consiste à tenter de satisfaire le sentiment de justice des protagonistes d’abord par des procédés situés au nord-ouest, comme la facilitation et la négociation directe.  Par exemple, dans le cas d’un conflit qui implique les membres d’une même famille lors d’une rupture conjugale, de la détermination de la relève d’une entreprise familiale ou des difficultés liées à une exécution testamentaire au moment du décès d’un parent, le parcours pourrait commencer par une tentative d’échange entre les protagonistes.  Si la communication directe entre les personnes impliquées ne fonctionne pas, elles pourraient faire appel à un facilitateur pour favoriser les échanges entre elles.  En cas d’échec de cette approche, elles pourraient s’adresser à une médiatrice pour se faire accompagner dans les décisions à prendre. Les modes d’intervention pourraient ensuite inclure notamment le droit collaboratif, la conférence de règlement à l’amiable, la représentation par avocat-e pour explorer de nouvelles approches de négociation avant de faire appel, en dernier recours, à la décision judiciaire :

CONCLUSION

Dans ce cheminement vers une solution de justice, la décision judiciaire devient le terminus, le dernier arrêt des possibilités plutôt que le premier réflexe de l’adversité et de la confrontation.  Prévenir et résoudre des différends consiste à commencer la démarche en empruntant un parcours progressif du nord-ouest (l’autodétermination, les besoins et les intérêts) avant de se diriger vers le sud-est (l’autorité, les droits et les obligations).  Les protagonistes au conflit qui empruntent ces voies se donnent ainsi une panoplie de moyens à expérimenter pour communiquer ensemble, pour mieux comprendre la situation à partir de plusieurs perspectives et pour trouver eux-mêmes des solutions mutuellement satisfaisantes qui assouvissent leur désir fondamental de justice.

 

[1] Daniel Weinstock, « Introduction aux fondements de l’éthique et de la déontologie », dans coll. « De droit 2016-17 École du Barreau», vol. 1, Éthique, déontologie et pratique professionnelle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2016, à la p 19.

[2] Michel T. Giroux, « Plaidoyer pour un avocat maître de la sagesse pratique », dans coll. « De droit 2008-09 École du Barreau du Québec », vol. 13, Justice, société et personnes vulnérables, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, 143 à la p 151.

[3] Michelle Thériault, « Le défi du passage vers la nouvelle culture juridique de la justice participative » juin 2015, R. du B., La Référence, EYB2015RDB152.

[4] L’acronyme MISC joue sur l’abréviation du mot anglais miscellaneous « constitué d’une variété de parties, possédant diverses caractéristiques » (Wikitionnaire).

 

Ce contenu a été mis à jour le 5 février 2017 à 9 h 33 min.

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