Par Me Marco Laverdière, avocat, chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé, enseignant au programme de maîtrise en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke et directeur général d’un ordre professionnel.
« La Loi canadienne sur la santé ne prohibe pas les services de santé privés, pas plus qu’elle ne fixe de balises quant à la durée de l’attente susceptible d’être jugée compatible avec les principes qu’elle énonce, particulièrement celui de l’accessibilité réelle. […] Pour les services privés non couverts par le régime public, les Québécois peuvent souscrire une assurance privée sans qu’on évoque le spectre du système à deux vitesses. La Loi canadienne sur la santé ne constitue donc qu’un cadre général, qui laisse une large marge de manœuvre aux provinces. [Il] existe plusieurs façons d’aborder la dynamique secteur public/secteur privé sans recourir à une prohibition.»
De qui émanent ces propos? De nulle autre que de la juge Marie Deschamps, de la Cour suprême du Canada, qui s’exprimait ainsi dans le jugement rendu en 2005 concernant la désormais célèbre affaire Chaoulli (par. 16 et 17). Bien sûr, cet arrêt ne portait pas spécifiquement sur la Loi canadienne sur la santé (LCS), mais plutôt sur la compatibilité de certaines restrictions relatives à l’accès aux services privés de santé inscrites dans les lois québécoises, avec les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité protégés par les chartes canadienne et québécoise. Il n’en demeure pas mois que l’analyse de la juge Deschamps est tout à fait cohérente avec le texte même de la LCS et, aussi, avec l’état de la situation dans le système de santé québécois, comme dans celui des autres provinces.
Cette interprétation est ici particulièrement pertinente pour mieux apprécier la récente lettre de la ministre de la Santé fédérale, Mme Ginette Petitpas Taylor, à son homologue québécois, concernant notamment les frais chargés aux patients pour des examens diagnostiques obtenus au privé. En fait, elle permet de mieux saisir la portée réelle de la LCS à ce sujet et, peut-être aussi, de relativiser les affirmations de la ministre fédérale.
Faut-il rappeler d’abord que, malgré son importance politique à l’échelle canadienne, la LCS n’est pas une loi de nature constitutionnelle qui aurait pour effet de limiter l’exercice des compétences des provinces en matière de santé. Il s’agit surtout d’une loi de financement, découlant du pouvoir fédéral de dépenser, qui vise à déterminer les conditions à respecter par les provinces pour obtenir les transferts fédéraux en matière de santé. Dans cette perspective, il est ainsi vrai, comme le soutient le premier ministre Legault, que le Québec n’est pas tenu d’obtempérer aux injonctions de la ministre fédérale, mais il est également vrai que s’il veut bénéficier des paiements de transfert du fédéral en santé, il doit se conformer à la LCS.
Or, la lecture du texte même de la LCS conduit à constater que celle-ci pose effectivement des exigences en ce qui concerne le financement public d’un « panier de services » composé pour l’essentiel d’une gamme de services hospitaliers, médicaux et dentaires médicalement nécessaires, mais ne prévoit aucune forme d’interdiction ou de restriction quant à l’existence d’une offre de services privés, aux frais des patients.
D’ailleurs, depuis la création du système de santé québécois, au début des années 1970, la Loi sur l’assurance maladie prévoit la possibilité pour des médecins de prendre le statut de « non participants » au régime public d’assurance maladie, leur permettant ainsi de rendre des services médicaux aux frais du patient, sans possibilité de remboursement auprès de l’État. Alors qu’il s’est agit d’un phénomène plutôt marginal pendant plusieurs années, le nombre de médecins non participants connaît une certaine croissance ces dernières années, comme le soulignait au cours des derniers jours la Dre Diane Francoeur, présidente de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ). Il en résulte que les québécois ont, dans certains cas, le choix d’obtenir des services médicaux auprès du système public, sans frais, ou sinon, en payant pour les obtenir auprès de ces médecins non participants, comme on l’observe notamment en dermatologie, en orthopédie, en ophtalmologie et, même maintenant, en médecine familiale.
Cette situation n’a semble-t-il jamais fait réagir les autorités fédérales chargées d’appliquer la LCS, leur attention ayant surtout porté au cours des dernières années sur la question des frais accessoires et, plus récemment, sur celle des examens diagnostiques. Si le cas des frais accessoires apparaissait clairement être une contravention à la condition d’accessibilité de la LCS en ce qui concerne les services médicaux couverts par l’État, la conclusion n’est sans doute pas la même dans le cas des services diagnostiques rendus au privé. Comme le souligne la juge Deschamps dans l’extrait ci-avant rapporté, la LCS n’a pas de portée prohibitive à l’égard des services privés.
Pourquoi alors l’accès à de tels services, auprès de laboratoires privés et aux frais du patient, génère cette réaction de la ministre fédérale, alors qu’elle n’intervient pas à l’égard de l’accès à des services médicaux privés aux frais du patient auprès de médecins non participants?
La réponse à cette question tient peut-être au fait que la LCS a surtout, à ce jour, fait l’objet d’une application politique et administrative, dans les arcanes des relations fédérales-provinciales, ce qui signifie que la portée précise des différentes conditions qu’elle énonce n’est pas soutenue par une jurisprudence bien arrêtée. C’est ce qui explique qu’on fait dire bien des choses à la LCS, souvent en extrapolant de façon plus ou moins cohérente la signification des généreuses conditions qu’elle prévoit, dont celles de l’universalité et de l’accessibilité. Ainsi, l’affirmation qu’on retrouve dans la lettre de la ministre fédérale selon laquelle « tous les frais imposés aux patients pour ces services [diagnostiques] contreviennent à la Loi canadienne sur la santé » n’a pas véritablement d’assises juridiques solides, pour dire le moins, dans le contexte où elle laisse entendre que de tels services ne peuvent ainsi être rendus dans le secteur privé, aux frais du patient. Il aurait été plus simple, et plus juste, de dire que, pour se conformer aux conditions de la LCS, les provinces doivent prévoir un « accès satisfaisant » aux services d’examens diagnostiques financés par les régimes publics d’assurance maladie.
Pour éviter un débat stérile et, au pire, d’éventuelles contestations judiciaires intergouvernementales contreproductives, il y aurait simplement lieu de convenir, pour le bénéfice de tous, que la LCS vise surtout à garantir l’existence d’un système public de santé « fort », fondé sur le besoin plutôt que sur la capacité de payer, sans effectivement interdire qu’une certaine alternative puisse exister au privé. Dans cette perspective, les énergies et ressources devraient surtout être consacrées à rehausser l’accessibilité aux services diagnostiques financés par le système public, de façon à ce que toute la population puisse en bénéficier et que la « deuxième vitesse » en cette matière reste un phénomène marginal.
Ce contenu a été mis à jour le 19 novembre 2018 à 13 h 17 min.
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