Nouveau billet de blogue de la Chaire: Télémédecine : le Canada est-il en retard ?

Par Cécile Petitgand, postdoctorante au H-POD (Hub Santé : Politique, Organisation et Droit), affiliée à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et au Centre de recherche du CHUM. 


Selon certains commentateurs, le Canada aurait accumulé un sérieux retard en matière d’implantation de la télémédecine, en comparaison avec d’autres pays, et en particulier avec les Etats-Unis, souvent pris comme référentiel pour analyser l’avancée de la technologie en santé. Au début des années 1990, pourtant, au moment où la télémédecine faisait son apparition dans le monde, le Canada faisait figure de leader dans ce domaine. On rapporte ainsi que la première démonstration de télémédecine aurait eu lieu le 8 novembre 1994, lorsqu’un patient de l’hôpital Cochin à Paris a bénéficié de services offerts par le service de radiologie de l’Hôtel-Dieu de Montréal. Que s’est-il donc passé depuis ? Est-ce exact que le Canada est passé, en deux décennies, de la tête de la locomotive aux derniers wagons de l’innovation en télésanté ?

Pour répondre à cette question, considérons tout d’abord quelques chiffres. En 2011, Inforoute Santé du Canada, organisme fédéral chargé de la diffusion de la télésanté à travers le pays, faisait état d’une progression rapide de la télémédecine depuis le début du millénaire. Selon le rapport d’Inforoute, reposant sur des données primaires collectées auprès d’autres organismes, 94 000 téléconsultations ont été effectuées en 2010 auprès de patients des zones rurales. Ceci aurait ainsi conduit, pour les populations concernées, à une économie de 70 millions de dollars en frais de transport. Par ailleurs, les coûts épargnés ne sont pas uniquement de nature financière. Des études complémentaires, comme celle-ci, démontrent que les services de télémédecine apportent un réel soulagement, moral comme physique, aux patients des zones rurales, leur évitant d’effectuer de longues distances et de recevoir des soins dans un lieu qui leur est souvent totalement étranger.

Si l’amorce de la télémédecine canadienne a conduit à des résultats effectifs et mesurables, la suite de son implantation s’est aussi avérée encourageante. Comme le montre le rapport de l’Association canadienne d’informatique de la santé datant de 2015, les années 2010 ont été marquées par une accélération des téléconsultations, qui ont progressé de 120 % entre 2010 et 2014. Ce chiffre représente bien sûr une moyenne, établie à partir des résultats de l’ensemble des provinces et territoires du Canada. Si l’on regarde dans le détail, l’on observe ainsi que la croissance des téléconsultations concerne la grande majorité des provinces et territoires (à l’exception de la Colombie Britannique, du Yukon et des territoires du Nord-Ouest), même si l’Ontario mène encore et toujours le jeu, en concentrant l’essentiel des téléconsultations (305 269 en 2014). Quant à la pratique des télésoins à domicile (lorsque les données cliniques des patients sont monitorés par des appareils qui transmettent des informations au personnel médical à distance), elle est aujourd’hui présente et en expansion dans quatre provinces (Ontario, Nouveau-Brunswick, Colombie Britannique et Québec). En 2014, le télémonitorage concernait au total 3802 patients, le plus souvent traités pour des problèmes de santé chroniques, comme l’insuffisance cardiaque congestive, la maladie pulmonaire obstructive chronique et le diabète.

Il est vrai, ces chiffres demeurent encore insuffisants au regard de l’immense potentiel de la télémédecine et des besoins criants des patients des zones rurales, souffrant du déficit chronique de professionnels de santé et d’un accès difficile aux services de spécialistes (cardiologue, dermatologue, psychiatre, etc.). Si les innovations sont aujourd’hui nombreuses et rapides en télémédecine – pensons aux programmes de télé-AVC, de télédermatologie ou de télépsychiatrie – elles peinent encore à s’étendre aux territoires qui pourraient en bénéficier le plus. Comment expliquer un tel phénomène, sans tomber dans les travers de la comparaison rapide entre le Canada et les pays les plus “avancés” en matière de télémédecine ? Il faut pour cela chercher à saisir les spécificités de la réalité canadienne, marquée par une diversité démographique et géographique difficilement égalée dans les autres pays à hauts revenus.

En 2016, trois chercheurs de l’Université de Toronto se sont attelés à cette tâche difficile. Dans un article lumineux, ils rendent ainsi compte des principaux obstacles à la progression des technologies de l’information dans le système de santé canadien, en s’appuyant notamment sur le cas du télémonitorage. Analysons quelques-uns de ces obstacles en les illustrant d’exemples concrets. 

Tout d’abord, d’un point de vue strictement économique, les coûts d’installation des dispositifs de télémédecine demeurent encore très élevés. Si ces dispositifs permettent de faire des économies dans le futur (en évitant notamment de dispendieux déplacements de patients par avions-ambulances vers les hôpitaux de référence), ils nécessitent toutefois un investissement initial considérable. Pour bénéficier des services d’un programme de télé-AVC, par exemple, un centre de santé en région doit posséder un appareillage d’imagerie médicale (IRM, scanner, etc.), en plus d’une bonne connexion Internet et d’une bande passante suffisante, pour collecter les données vitales d’un patient à risque et les envoyer à un neurologue à distance. Aujourd’hui, de nombreuses structures de soin en territoires isolés ou semi-isolés sont dans l’incapacité totale, du fait d’un manque de moyens financiers, infrastructurels et humains, de mettre en place de tels systèmes médico-techniques.

De fait, l’implantation de la télémédecine revêt aussi une dimension humaine évidente. Selon les chercheurs de Toronto, malgré l’engouement d’une majorité de Canadiens pour la télésanté, de nombreuses réticences se font encore sentir du côté des praticiens. Car, ne l’oublions pas, implanter un service de télémédecine dans un organisme de santé, loin de mener à une économie de main d’œuvre et à une baisse d’activité, conduit souvent à une charge de travail supplémentaire pour le personnel clinique présent auprès des patients. Dans les centres de région, ce sont souvent les infirmières communautaires et les travailleurs sociaux qui sont chargés d’établir le contact entre le patient et le spécialiste à distance, en cas de téléconsultation par exemple. Ce sont donc eux qui sont premièrement affectés par la mise en place d’un système de télépsychiatrie ou de télédermatologie en région, avant même que l’on considère les psychiatres et les dermatologues consultant à distance. Qui plus est, les dispositifs de télémédecine exigent la formation du personnel clinique existant et le recrutement de nouveaux techniciens (chargés des technologies de l’information), afin de limiter les risques d’erreur dans la collecte et le transfert de données vers les centres de santé de référence.

Au cœur de ce questionnement sur la fiabilité des données se trouve en fait un défi central, celui-ci d’ordres éthique et juridique, qui touche à la protection de la vie privée des patients. En effet, dès lors que des informations médicales sont partagées entre professionnels de santé, il est nécessaire de s’assurer que tous les dispositifs sont en place pour assurer leur confidentialité dans le cadre de la préservation du secret professionnel. Or, aujourd’hui, très peu de structures peuvent se targuer d’avoir investi les moyens suffisants pour éviter toute possibilité d’intrusion dans leur système de stockage de données. Les dernières cyberattaques ayant pour cibles des CIUSS de Montréal le montrent bien. Si celles-ci n’ont pas conduit à une fuite de données, elles ont tout de même révélé combien les organismes de santé peuvent se montrer vulnérables face aux tentatives d’invasion.

Que doit-on finalement retenir d’un tel constat ? Si l’on veut favoriser la progression de la télémédecine pour améliorer l’accessibilité et la qualité des soins, il est avant tout nécessaire de s’interroger sur les moyens à privilégier pour atteindre un tel objectif. Les questions que nous avons soulevées plus haut montrent qu’il peut être aventureux de vouloir accélérer sans contrôle le nombre de services de téléconsultations et de télémonitorage. Toutefois, si les pouvoirs publics ne se décident pas à agir rapidement, les entreprises privées s’engouffreront d’autant plus dans la brèche. C’est déjà ce que font des firmes comme Akira, Maple, Dialogue, eCare, GOeVisit et Wello, qui proposent au Canada des services de téléconsultation à des prix inaccessibles pour nombre de personnes à bas et moyens revenus. Pour éviter qu’un système de télémédecine à deux vitesses s’installe pour de bon, il est urgent que les autorités provinciales et fédérales analysent tout le potentiel de cette technologie pour améliorer l’offre de services, l’accessibilité et l’efficience des systèmes de santé. Dans le cadre de cette analyse, plusieurs éléments centraux sont d’ailleurs à prendre en compte.

Premièrement, pour parer aux problèmes de confidentialité évoqués précédemment, il est nécessaire de mettre en place des systèmes de sécurisation des données qui soient aussi avancés que ceux utilisés pour la protection des dossiers patients informatisés. Les informations médicales collectées lors des pratiques de téléconsultation ou de télémonitorage doivent donc être encryptées à plusieurs niveaux et transmises par la suite au personnel médical à distance à travers des canaux de communication hautement sécurisés. Si les moyens technologiques sont aujourd’hui à portée de main pour réduire la vulnérabilité des systèmes de télémédecine, ils demeurent encore largement sous-exploités.

Deuxièmement, la diffusion de la télémédecine exige de développer les systèmes de compensation adaptés pour favoriser l’engagement de l’ensemble des professionnels de santé. Les médecins doivent ainsi pouvoir être assurés de recevoir une rémunération fixe, adaptée à leur profession et à leur niveau de spécialisation, en contrepartie d’une consultation à distance ou d’un acte de téléexpertise (lorsqu’un professionnel assiste un autre à distance). L’expérience française est à ce titre utile pour envisager un mode de rémunération adéquat de la télémédecine à l’échelle provinciale.

Outre le paiement des médecins, il est nécessaire de penser à de nouvelles manières de rémunérer le travail de l’ensemble du personnel engagé dans la télémédecine, comme les infirmières communautaires. L’innovation en milieu médical ne devrait pas être considérée par elles comme un nouveau poids au cœur de leur routine déjà éprouvante, mais bien comme un moyen d’alléger leur travail. Pour cela, les systèmes de télémédecine se doivent de répondre avant tout aux besoins exprimés par le personnel médical des centres de santé en région, et non uniquement à ceux des hauts responsables des systèmes de santé.

Ceci impose finalement de substituer à la logique top-down actuelle qui marque le développement de la télémédecine au Canada un nouveau paradigme, celui d’une pratique guidée par les enjeux locaux et les nécessités spécifiques des centres de santé implantés dans les communautés.

Je tiens à remercier Aude Motulsky pour ses précieux commentaires sur ce billet.

Ce contenu a été mis à jour le 30 janvier 2019 à 9 h 54 min.

Commentaires

2 commentaires pour “Nouveau billet de blogue de la Chaire: Télémédecine : le Canada est-il en retard ?”

Isabelle Ruelland

30 janvier 2019 à 13 h 05 min

Ce billet est très éclairant, en ce qui concerne les enjeux éthiques et sociaux à prendre en compte pour la suite de l’implantation de la télémédecine. Merci Céline!

Eduardo de Arruda

30 janvier 2019 à 14 h 50 min

Super clear and comprehensive article, congratulations!

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