Par Marco Laverdière, avocat, chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal, enseignant au programme de maîtrise en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke et directeur général d’un ordre professionnel
« À circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles ». Voilà une expression qui résume bien l’expérience des derniers jours un peu partout sur la planète relativement à la crise de la COVID-19, qui a conduit à ce que l’état d’urgence sanitaire soit décrété par le gouvernement du Québec vendredi dernier.
Suivant la Loi sur la santé publique en vertu de laquelle ce décret a été adopté, la ministre de la Santé et des Services sociaux et le gouvernement peuvent exercer de larges pouvoirs d’exception, comme ordonner la vaccination obligatoire de toute la population, interdire l’accès à la totalité ou à toute partie du territoire, ordonner la construction de tout ouvrage à des fins sanitaires, etc. En fait, les autorités peuvent, suivant ces pouvoirs et « malgré toute disposition contraire », « ordonner toute autre mesure nécessaire pour protéger la santé de la population »
Dans l’immédiat (mais tout évolue très rapidement…), ces pouvoirs ont été exercés avec une relative parcimonie (du moins dans les circonstances et en comparaison avec ce qu’on observe en Italie ou en France…), se « limitant » notamment à suspendre les activités des établissements d’enseignement, à ordonner la fermeture de certains commerces, à interdire plusieurs lieux de rassemblement, etc. Fait notable, le décret a aussi eu pour effet d’autoriser que, malgré le Règlement d’application de la Loi sur l’assurance maladie, les services liés à la COVID-19 fournis par correspondance ou par voie de télécommunication (donc en télésanté) par des professionnels de la santé sont considérés comme des services assurés au sens du régime d’assurance maladie du Québec (donc rémunérés pour les professionnels visés et sans frais pour les patients).
On note par ailleurs qu’à ce stade-ci, aucune mesure particulière ne vise de façon spécifique la réglementation professionnelle, mais rien n’est exclu évidemment à cet égard.
D’ailleurs, sans même invoquer les pouvoirs spéciaux liés à l’état d’urgence sanitaire, on peut déjà observer que les ordres professionnels disposent de certains leviers leur permettant de réagir eux-aussi à l’égard de la situation actuelle, au plan réglementaire et administratif. Le Collège des médecins (CMQ) et l’Ordre des infirmières et infirmiers (OIIQ) nous ont ainsi donné une idée de ce qui pourrait être en cause dans ce cas-ci.
De fait, assez rapidement après les premières mesures annoncées par le gouvernement du Québec la semaine dernière, le CMQ a d’abord annoncé qu’il autorisait les infirmières à signer un arrêt de travail. Ensuite, le CMQ et l’OIIQ « ont décidé conjointement de lever la nécessité réglementaire pour les infirmières praticiennes spécialisées (IPS) de conclure toute entente de partenariat écrite avec un médecin partenaire, afin de permettre aux établissements du réseau de la santé de déployer une offre de services optimale. Il s’agit de deux exemples d’agilité en temps de crise, qui font appel à des moyens différents au plan juridique.
Dans le cas de la signature des arrêts de travail, le CMQ apparaît s’appuyer sur un mécanisme prévu par le Code des professions et les lois professionnelles, soit les ordonnances collectives, qui constituent un outil assez flexible et rapide, permettant de s’adapter à différentes situations, dont celle qui est actuellement en cause. Ici, ce serait donc un dispositif expressément prévu par le législateur qui est en cause.
Le cas de la levée des exigences liées aux ententes de partenariat pour les IPS semble constituer une autre approche. On peut deviner qu’il s’agit ici de l’exercice d’une certaine discrétion par ces deux ordres professionnels dans l’application de la réglementation concernant leurs membres, tenant compte du contexte particulier de l’état d’urgence sanitaire et, bien sûr, des circonstances exceptionnelles liées à la crise de santé publique actuelle. Par ailleurs, on note à ce sujet qu’il aurait sans doute été possible de procéder par une ordonnance collective générale pour autoriser les IPS à agir en dehors des ententes de partenariats. Aussi, le contexte des travaux relatifs au projet de loi 43, à l’Assemblée nationale, suivant lequel ces ententes de partenariats ne seraient plus exigées, justifie sans doute encore plus l’exercice de cette discrétion dans les circonstances actuelles. Enfin, on pourrait concevoir que les ordres professionnels, y compris les syndics qui y sont nommés, disposent d’une marge discrétionnaire lorsque vient le temps d’exercer les moyens mis à leur disposition pour faire respecter la réglementation professionnelle, entre autre lorsqu’il est question de déposer une plainte disciplinaire contre un professionnel. Tous ces facteurs combinés permettent sans doute de justifier la décision en question au plan juridique, étant admis que sa pertinence en fonction de la situation de crise actuelle n’est pas remise en question.
À l’égard de ces exemples et considérant les délais inhérents aux modifications de la réglementation professionnelle, on pourrait d’ailleurs soulever cette question : devrait-il y avoir, dans le Code des professions, un dispositif plus formel pour lever ou suspendre l’application de certaines dispositions, en cas de crise sanitaire par exemple?
Le Code des professions ne le prévoit pas actuellement, mais il n’est pas totalement dépourvu de mécanismes ayant des finalités similaires. On peut penser ici aux « autorisations spéciales », qui peuvent être accordées suivant une simple décision d’un Conseil d’administration d’un ordre professionnel ou, sur délégation, du président d’un ordre, afin d’autoriser un professionnel légalement autorisé à exercer la même profession hors Québec à exercer celle-ci au Québec suivant certaines conditions, passant ainsi outre à toutes les exigences liées à la délivrance de permis et à l’inscription au tableau. Il s’agit d’un mécanisme qui a clairement été conçu comme devant s’appliquer pour une période limitée, notamment dans des situations comme celles que nous vivons actuellement.
Or, voici une limite immédiate de ce mécanisme : alors que le gouvernement fait actuellement appel aux professionnels de la santé à la retraite pour venir soutenir l’offre de services du système sociosanitaire, s’ils ne sont plus membres de leur ordre professionnel, il est peut-être trop onéreux ou fastidieux au plan administratif, de leur demander de régulariser d’abord leur situation au plan du droit professionnel (paiement de la cotisation, formulaires à compléter, etc.). Dans un tel cas, les autorisations spéciales ne pourraient manifestement pas être utilisées pour des personnes qui ne seraient pas autorisées à exercer la même profession hors du Québec. Il faudrait alors soit compter sur une certaine flexibilité et agilité administratives des ordres professionnels concernés pour réactiver rapidement l’inscription au tableau, lorsque possible ou, autrement, sur l’exercice des pouvoirs spéciaux découlant de l’état d’urgence sanitaire pour « couvrir » ce retour à la pratique précipité.
Au plan déontologique, pour les professionnels sur le terrain en situation clinique, on pourrait observer que les codes de déontologie prévoient déjà des règles qui, pour la plupart, sont rédigées de façon à procurer la flexibilité et la souplesse requises dans la situation actuelle. Ainsi, dans le Code de déontologie des médecins par exemple, et à l’instar de ce qu’on retrouve dans la plupart des codes de déontologie applicables à d’autres professionnels, on retrouve déjà des dispositions qui nous indiquent que le médecin doit exercer suivant les principes scientifiques ou encore, qui indiquent que l’intérêt collectif doit également être pris en compte dans la prestation de soins. Ces dispositions n’ont pas fait l’objet de développements jurisprudentiels particuliers en regard du contexte que l’on vit actuellement, mais il faut parier sur le fait qu’elles pourraient sans doute permettre de justifier certaines pratiques qui seraient considérées « irrégulières » en temps normal, s’il est possible de démontrer que celles-ci étaient requises en raison de la crise actuelle.
Dans le cas du secret professionnel, même s’il s’agit d’un droit fondamental, il pourrait éventuellement devoir céder le pas s’il s’avérait que les autorités ordonnaient, suivant les pouvoirs spéciaux découlant de l’état d’urgence sanitaire, « à toute personne, ministère ou organisme de lui communiquer ou de lui donner accès immédiatement à tout document ou à tout renseignement en sa possession, même s’il s’agit d’un renseignement personnel, d’un document ou d’un renseignement confidentiel ». Il faut ainsi observer que tant dans la Charte québécoise des droits et libertés, que dans le Code des professions que dans les codes de déontologie, on prévoit généralement une soupape suivant laquelle il est possible de passer outre au secret professionnel lorsque la loi l’ordonne ou le permet.
Bref, l’état d’urgence sanitaire actuellement décrété permet aux autorités de décider de différentes mesures qui apparaissent requises dans les circonstances, y compris s’il s’agit de surseoir à différentes règles découlant de la réglementation professionnelle. Pour autant, les différents acteurs au sein du système professionnel, dont ceux qu’on retrouve au sein des ordres professionnels du secteur de la santé et des relations humaines, peuvent aussi, sous réserve de certaines limites et en restant pleinement conscients de leurs responsabilités à cet égard, agir en amont, afin de favoriser une certaine flexibilité et de soutenir l’adaptation des pratiques professionnelles à ce contexte exceptionnel.
Ce contenu a été mis à jour le 23 avril 2020 à 10 h 43 min.
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