Amplifier le leadership normatif de l’OMS : un objectif plus que jamais d’actualité

En février 2021, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est positionnée contre l’utilisation des passeports vaccinaux pour les voyages internationaux en raison de préoccupations éthiques et d’iniquité. Néanmoins, en mars, l’Europe et plusieurs pays prévoyaient déjà son introduction. Le 12 mars 2021, le premier ministre canadien Justin Trudeau admettait qu’il pourrait considérer le passeport vaccinal afin d’aider la reprise des voyages internationaux, mais non sans « preuves scientifiques fiables » de son efficacité, comme l’a souligné le Gouvernement du Canada. Par ailleurs, certains experts ont estimé que les « forces du marché » et des organisations indépendantes pouvaient influer sur l’emploi précipité d’un passeport vaccinal, surtout s’ils ont la volonté d’imposer une preuve de vaccination pour accéder, par exemple, aux espaces publics et privés.

Ce scénario suscite des questionnements importants et urgents : l’OMS a-t-elle eu et continue-t-elle toujours d’avoir un poids dans le processus de décision politique et étatique en matière de santé publique ? Quel leadership détient la seule organisation intergouvernementale internationale compétente en matière de santé mondiale, notamment en temps de pandémie ? 

a. Objet de recherche et questionnement

Ces interrogations sont au cœur d’un projet de recherche sur lequel travaille une équipe interdisciplinaire de l’Université de Montréal chapeautée par la professeure Catherine Régis de la Faculté de droit, en collaboration avec d’autres équipes internationales. Ce projet étudiera les capacités de leadership normatif dont dispose l’OMS, soit : (1) la possibilité pour l’organisation d’élaborer des normes destinées aux États Membres afin de les guider dans leurs actions sanitaires et (2) d’assurer la mise en œuvre de ces normes. Plus généralement, cette recherche pose la question suivante : quelle est l’efficacité normative de l’OMS ?

L’efficacité doit ici être comprise comme la capacité réelle de l’OMS, à travers son action normative, d’influer sur le développement des normes juridiques au sein des États Membres. De même, l’expression « action normative » s’entend de façon à inclure l’étude tant des normes contraignantes (qui « imposent » des actions) que des normes non contraignantes (qui « suggèrent » des actions), c’est-à-dire l’ensemble du parapluie normatif dont dispose l’OMS en vertu de sa Constitution. Dès lors, ce projet de recherche étudie, nécessairement en partie considérant l’ampleur de la tâche, l’impact de ladite action normative sur le droit interne (lois, règlements et jurisprudence) de huit États Membres (Brésil, Canada, Costa Rica, États-Unis, France, Israël, Nouvelle-Zélande, Suisse). Il convient de préciser que l’étude des normes plurielles et multiples de l’OMS devient possible grâce au fait de cibler un terrain d’atterrissage précis, soit celui du droit (comparativement, par exemple, à l’ensemble des normes internes des pays comme les politiques publiques et les directives). À cet égard, tant le processus d’atterrissage des normes de l’OMS – facteurs économiques, politiques, juridiques, organisationnelles, etc. – que l’atterrissage en lui-même – portrait de ce qui se retrouve en droit interne –seront analysés.

b. Objectifs  

Le présent projet répond à trois objectifs principaux.

Premièrement, il vise à répondre à un manque important de données probantes sur l’influence de l’action normative de l’OMS notamment au sein des États membres (OMS, 2017). Ce manque de données peut être expliqué par diverses raisons. Tout d’abord, les mécanismes de suivi et de contrôle des instruments normatifs de l’OMS reposent principalement sur les rapports d’auto-évaluation transmis par les États Membre. Or, la quantité et la qualité des données ainsi obtenues varient. S’agissant de la quantité, les États Membre ne transmettent pas tous des données relatives aux résultats obtenus dans la foulée de l’adoption des instruments normatifs et le volume d’information présentée reste variable (OMS, 2016). En outre, ces rapports ne répertorient habituellement pas la jurisprudence. S’agissant de la qualité des données, celle-ci est remise en cause considérant que l’État Membre demeure le principal responsable des données transmises. La mauvaise qualité et le manque de fiabilité des données ont déjà été soulevés. En effet, ce fut notamment le cas lors d’études réalisées par des groupes d’experts chargés d’évaluer l’efficacité du Code de pratique mondial de l’OMS pour le recrutement international des personnels de santé et le Règlement sanitaire international (OMS, 2015 a) ; 2015 b)). À cet égard, dans ce dernier cas, une recommandation avait été émise quant au fait d’éviter l’utilisation exclusive de l’approche autoévaluative. Il y a donc une reconnaissance par l’OMS de l’insuffisance des mécanismes actuels d’évaluation pour l’obtention d’une vision fiable et globale de l’influence des instruments normatifs de cette organisation sur le droit des pays.

Deuxièmement, le projet vise également à soulever l’enjeu de l’efficacité normative du droit produit par les Organisations internationales.  Alors que le rôle de ces dernières fait l’objet d’un glissement considérant l’estompement de la centralité des États avec la nécessaire intégration de nouveaux acteurs internationaux (Büthe et Mattli, 2011), cette réflexion devient particulièrement importante, d’autant plus que l’OMS se trouve dans une ère de réforme visant à déterminer l’avenir de son action (Alvarez 2020; Gostin & Wetter 2020; Kastler, 2019). De même, la crise sanitaire de la COVID-19 a placé sous les projecteurs l’OMS, désormais connue de tous, révélant et soulignant à la fois son rôle essentiel mais également certaines de ses faiblesses, notamment son leadership normatif (Régis et al., 2021). À cet égard, plus largement, la recherche peut aussi participer au débat entamé depuis plusieurs années et réanimé au regard du contexte actuel relatif à l’avenir des Organisations internationales en tant qu’émanation du multilatéralisme.

Enfin, ce projet intervient également au cœur d’un contexte de nécessité de régulation internationale liée à l’ampleur et à la complexité croissante des défis de santé mondiale (l’augmentation mondiale des maladies chroniques, les récentes épidémies du virus SARS-CoV-2, d’Ebola et de Zika et la résistance aux antimicrobiens en témoignent).

De manière plus concrète, et dans la perspective de répondre à ces objectifs d’une certaine ampleur, la présente recherche visera à :

  • Apprécier la prise en compte effective des instruments normatifs de l’OMS sur le droit des pays identifiés d’un point de vue quantitatif et qualitatif ;
  • Analyser le processus d’atterrissage des normes de l’OMS au niveau national ;
  • Développer des connaissances théoriques sur l’efficacité normative des Organisations internationales en ciblant le cas de l’OMS et ;
  • S’appuyer sur ces données pour émettre des recommandations aux décideurs, juges, gestionnaires et à l’OMS afin de bonifier, d’une part, la mobilisation adéquate des normes de l’OMS en droit interne et, d’autre part, l’élaboration des stratégies normatives internationales efficaces permettant d’épauler la gouvernance mondiale en santé.

c. Méthodologie  

Le cadre méthodologique de la présente recherche s’articule autour de 4 phases :

  • Phase 1 : Analyse interprétative de la littérature cherchant à identifier la contribution de différents domaines de recherche à l’étude de l’efficacité normative de l’OMS. Au terme de cette démarche, un modèle théorique sera créé pour fournir une assise théorique solide permettant d’appuyer et d’interpréter les analyses empiriques des prochaines étapes.
  • Phase 2 : Étude de l’occurrence des références aux instruments normatifs de l’OMS dans huit études de cas (États Membres).
  • Phase 3 : Conduite d’entretiens semi-directifs dans les pays ciblés et auprès d’informateurs clés de l’OMS afin de mieux cerner les conditions qui modulent le recours aux normes de l’OMS. Cette étape aspire à mieux comprendre le processus d’atterrissage des normes de l’OMS en droit interne afin d’identifier les considérations institutionnelles, politiques, sociales et organisationnelles qui modulent la référence ou le recours aux normes de l’OMS.
  • Phase 4 : Analyse comparative des études de cas entre les pays afin de revisiter le modèle théorique initial sur l’efficacité normative de l’OMS. Les chercheurs revisiteront le modèle théorique initial et proposeront un modèle plus intégrateur basé sur une analyse comparative et croisée des cas. Ce modèle raffiné sera nécessaire pour émettre des recommandations visant à potentialiser le leadership normatif de l’OMS.

d. Équipes interdisciplinaires et internationales

Ce projet s’appuie sur le travail d’une équipe interdisciplinaire et internationale :

Catherine Régis, chercheuse principale, est professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé et co-directrice du Hub santé – politique, organisations et droit (H-POD). Elle est également chercheuse au Centre de recherche en droit public et au Centre de recherche du Centre hospitalier universitaire de l’Université de Montréal (CRCHUM). Elle est spécialiste du droit et des politiques de la santé et du droit international de la santé.  

Jean-Louis Denis est professeur titulaire au Département de gestion, évaluation et politique de santé à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, chercheur régulier en innovation dans le domaine des soins de santé au Centre de recherche du CHUM (CRCHUM), titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le Design et adaptation des systèmes de santé (niveau 1) et co-directeur du H-POD.  Il est professeur invité au Département de gestion du King’s College de Londres.

Miriam Cohen est professeure adjointe à l’Université de Montréal, chercheuse au Centre de recherche en droit public et au Centre international de criminologie comparée. Elle est spécialiste en droit international des droits humains et jouit d’une solide et riche expérience au sein d’organisations internationales.

Pierre Larouche est professeur titulaire et vice-doyen à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et est chercheur au Centre des affaires et du commerce international.

Stéphanie Cadeddu est post-doctorante au H-POD, au Centre de recherche du CHUM (CRCHUM) et à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Son expertise porte sur la méthodologie de recherche qualitative, et les innovations « bottom-up », frugales et responsables.

Gaëlle Foucault est doctorante en droit international à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et assistante de recherche au H-POD. Elle est également rattachée au CÉRIUM.

L’équipe internationale est localisée dans chaque État visé par le projet, qui implique douze experts. À cet égard, font parties de l’équipe : Paula Wojcikiewicz Almeida (Brésil) ; Hugo Munoz (Costa Rica) ; Kashish Aneja, Katie Gottschalk et Katherine Ginsbach (États-Unis) ;  Florian Kastler (France) ; Pamela Laufer-Ukeles (Israël) ; Colin Gavaghan et Jeanne Snelling (Nouvelle Zélande) et Olivier Guillod, Mélanie Levy et Sandra Hotz (Suisse).

Ces équipes collaborent avec des assistantes et assistants de recherche travaillant dans différentes langues comme l’allemand, le français, l’hébreu, le portugais, l’anglais et l’espagnol afin de s’approprier entièrement les contextes et les systèmes judiciaires locaux.

Conclusion

La pandémie actuelle a mis l’accent, plus que jamais auparavant, sur le rôle essentiel de l’OMS quant à la sécurité sanitaire mondiale, ainsi que sur les forces et faiblesses de l’Organisation qui témoignent de la nécessité d’en assurer l’évolution et l’adaptation à l’aune de nouvelles réalités et des besoins évolutifs des pays et des populations. Ce projet s’inscrit dans cette plus large quête visant à renforcer la gouvernance sanitaire mondiale considérant l’interdépendance croissante des pays et le besoin de se doter de normes internationales suscitant une adhésion forte des pays. 

Pour plus d’informations sur ce projet, consulter le site du H-POD.

Liste de références:

Alvarez, J. E. (2020). The WHO in the Age of the Coronavirus. American Journal of International Law114(4), 578–587. https://doi.org/10.1017/ajil.2020.70

Bartenstein, K., & Landheer-Cieslak, C. (2015). Chapitre 4 – Pour la recherche en droit: Quel(s) cadre(s) théorique(s) ? In L’évaluation de la recherche en droit / Assessing research in law (Bruylant, pp. 83–116). https://www.larcier.com/fr/l-evaluation-de-la-recherche-en-droit-assessing-research-in-law-2015-9782802746515.html

Brändli, C. (2012). The New Global Rulers: The Privatization of Regulation in the World EconomyBüthe, Tim and Mattli Walter Princeton, NJ: Princeton University Press (2011), 312 p., ISBN 978-0-691-14479-5. Swiss Political Science Review18(4), 538–540. https://doi.org/10.1111/spsr.12008

Gostin, L. O., & Wetter, S. (2020). Using COVID-19 to Strengthen the WHO: Promoting Health and Science Above Politics (SSRN Scholarly Paper ID 3627672). Social Science Research Network. https://doi.org/10.2139/ssrn.3627672

Kastler, F. (2019). Le rôle normatif de l’Organisation mondiale de la santéhttps://www.cultura.com/le-role-normatif-de-l-organisation-mondiale-de-la-sante-tea-9782140119064.html

Regis, C, Cohen, M, Larouche, P, Denis, J-L, Cadeddu, S, et Foucault, G « A stress test for the World Health Organization (WHO) in a pandemic world: what can we hope for the future? (sous presse) dans Jean-Louis DENIS, Catherine RÉGIS et Daniel WEINSTOCK (dir.), Pandemic Societies, McGill-Queens.

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Ce contenu a été mis à jour le 28 octobre 2021 à 16 h 27 min.

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