Par Marco Laverdière, avocat, enseignant au programme de 2e cycle en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke et chercheur associé à la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal et au H-Pod / Hub Santé : Politique, Organisation et Droit rattaché à cette même université
L’intégration de dispositions sur la télésanté dans le projet de loi 11, soit la Loi visant à augmenter l’offre de services de première ligne et à améliorer la gestion de cette offre adoptée le 1er juin 2022, était à la fois attendue et étonnante.
On savait bien sûr qu’avec l’adoption d’un autre projet de loi, soit le projet de loi 28, qui a mis fin à l’état d’urgence sanitaire, il faudrait bien que le gouvernement détermine comment les services de télésanté seraient maintenus dans l’offre du système public, alors que le plus récent décret par lequel ils y sont inclus cesserait d’avoir effet d’ici la fin 2022. L’étonnement vient plutôt du fait que, tel qu’il a été présenté initialement, le projet de loi 11 ne visait aucunement la télésanté. Les dispositions à ce sujet y ont été introduites au cours des travaux parlementaires, à l’étape de l’étude détaillée, de façon quelque peu inopinée.
Il faut dire que dans le cadre d’un rapport rendu public en mars, la Vérificatrice générale du Québec (VGQ) avait émis des constats assez sévères à l’égard du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) en ce qui concerne la télésanté. Elle soulignait alors l’impréparation du MSSS relativement au déploiement d’une offre de services en téléconsultation, qui s’est traduite entre autres par un manque d’encadrement visant à en assurer la qualité au cours de la pandémie.
Quoi qu’il en soit, les dispositions du projet de loi 11, qui doivent entrer en vigueur avec l’adoption de la réglementation afférente par le MSSS, auront pour effet de modifier de façon notable le cadre juridique applicable en cette matière au Québec, pour le système public du moins. Voici de quoi il en retourne.
Exit la « télésanté », place aux services fournis « à distance »
Première chose à noter, l’adoption projet de loi 11 conduit à ce que le terme « télésanté », de même que sa définition ainsi que différentes exigences relatives à son encadrement administratif par les établissements, soient retirés de la Loi sur les services de santé et des services sociaux (LSSSS) (art. 108.1 et 108.2 abrogés).
Du même coup, l’indication suivant laquelle les consultations par téléphone ne sont pas considérées comme des services de télésanté est éliminée. Il faut rappeler à ce sujet que, dès le premier décret d’urgence sanitaire, on avait déjà permis l’utilisation du téléphone pour rendre des services couverts par le régime public. Dans son rapport, la VGQ a d’ailleurs constaté que ce moyen de communication a été nettement privilégié par les médecins durant la pandémie, peut-être aussi par les patients faudrait-il ajouter, au risque d’une perte de qualité comparativement à la consultation par visioconférence.
Le retrait de l’article 108.2 LSSSS signifie aussi qu’il n’y a plus d’indication à l’effet que les services sont considérés rendus à l’endroit où exerce le professionnel. Même s’il n’était déjà pas certain que cette disposition trouvait application à l’égard d’une téléconsultation réalisée sur une base interprovinciale, le simple retrait de cette disposition, sans autre précision, n’est pas de nature à clarifier le droit applicable à cet égard. Nous y reviendrons plus loin.
En définitive, on parlera donc dorénavant, tant dans la LSSSS que dans la Loi sur l’assurance maladie (LAM), de services fournis ou dispensés « à distance ». Dans l’immédiat, et sous réserve de la réglementation à venir, ce changement terminologique n’apparaît pas avoir de grandes conséquences. La définition de télésanté prévue à l’article 108.1 LSSSS, était peut-être en phase avec celles qu’on retrouve parfois dans la littérature, mais sur le plan opérationnel, elle était à ce point large (couvrant notamment des activités de formation et de gestion), qu’il était difficile de bien en cerner les contours. De ce point de vue, le fait de référer à des services fournis à distance permet peut-être de mieux circonscrire de quoi il est question.
Le droit aux services « en présence »
Une autre nouveauté est celle consistant à consacrer un droit, pour toute personne, de recevoir des services « en présence » (modification à l’art. 6 LSSSS). À ce sujet, le législateur prend bien soins d’indiquer que ce droit s’exerce « en tenant compte des dispositions législatives et réglementaires relatives à l’organisation et au fonctionnement de l’établissement ainsi que des ressources humaines, matérielles et financières dont il dispose », comme c’est le cas d’ailleurs pour d’autres droits prévus par la loi (droit aux services adéquats et droit de choisir l’établissement ou le professionnel; art. 5, 6 et 13 LSSSS). On note ici que la réserve en question ne semble pas concerner les centres médicaux spécialisés, ni les cabinets privés de professionnels, alors que, comme on le verra plus loin, ceux-ci seront visés par la réglementation sur les services fournis à distance.
En tenant compte des échanges intervenus en commission parlementaire et des constats du VGQ, il semble que ce droit aux services en présence traduise une volonté d’assurer au patient une certaine qualité des services, entre autres dans les cas où des examens physiques sont requis et où les téléconsultations montrent leurs limites. Bien sûr, l’inclusion de ce droit signale peut-être aussi une préoccupation d’assurer que les personnes qui sont moins à l’aise avec l’utilisation de différents systèmes technologiques ne soient pas laissées pour compte.
Ces préoccupations sont certes légitimes, mais on pourrait penser que la formulation de ce droit néglige une autre éventualité, soit celle du patient qui, lui, souhaiterait obtenir des services à distance, dans un contexte où ce mode de dispensation les rendrait plus accessibles, sans altérer leur qualité. De fait, ce ne sont pas tous les services de santé et de services sociaux qui requièrent, sur le plan des normes professionnelles, un examen physique ou une consultation en présence. Aussi, on peut imaginer que pour plusieurs raisons, des patients pourraient souhaiter que les services leur soient rendus en téléconsultation, que ce soit pour éviter de parcourir de longues distances ou encore, pour favoriser la conciliation avec les autres occupations de leur vie courante. La pandémie a d’ailleurs révélé un niveau de satisfaction assez élevé chez les patients relativement aux téléconsultations médicales.
En définitive, peut-être aurait-on pu formuler le droit en question en des termes plus compatibles avec ces différentes éventualités, en introduisant plutôt un droit pour le patient de participer au choix du mode de dispensation des services, en présence ou à distance, s’il y a lieu en tenant compte évidemment des différentes limites des organisations et de leurs ressources.
Système public: pas de services à distance sans règlement du ministre
Les principaux intervenants du système public ne pourront offrir des services à distance que si un règlement du MSSS l’autorise, en vue notamment d’en assurer la qualité. Ainsi, il faudra qu’un tel règlement autorise la dispensation des services à distance dans les cas suivants:
- pour les services offerts par les établissements (art. 105.0.1, et 453.2 1) LSSSS);
- pour les services assurés dans le cadre du régime public d’assurance maladie offerts par les professionnels de la santé au sens de la LAM (soit les médecins, dentistes, optométristes et pharmaciens) qui exercent en cabinet privé ou en centre médical spécialisé (art. 333.4.2, 338.2, et 453.2 2) et 3) LSSSS).
Par ailleurs, le ministre pourra également intervenir par voie réglementaire en vue de:
- déterminer les cas où un professionnel participant ou désengagé du régime public d’assurance maladie peut être rémunéré pour l’offre d’un service à distance, étant compris qu’une entente peut prévoir une rémunération différente pour la fourniture à distance de services médicaux (on note ici que les services dentaires, optométriques et pharmaceutiques ne sont pas visés), selon le moyen utilisé pour fournir un tel service (art. 19 et 22.0.0.0.3 LAM);
- déterminer les cas et les circonstances dans lesquels un produit ou un service technologique certifié suivant les règles du MSSS doit être utilisé lors de la prestation à distance des services (art. 453.2. al. 3 LSSSS).
À ce stade-ci, on ne peut évidemment présumer de la teneur de l’encadrement réglementaire prévu. Suivant certaines indications données en commission parlementaire, il est possible qu’il traite notamment des exigences de consentement. À tout événement, il est à souhaiter que, tout en prévoyant un encadrement suffisant pour assurer la qualité des services et la bonne gestion des fonds publics qui y sont consacrés, il soit assez souple pour laisser aux établissements et aux professionnels la latitude voulue pour adapter leur offre de services à distance en fonction des besoins des patients.
Une approche suivant laquelle des restrictions uniformes sur la dispensation de services à distance seraient imposées à l’ensemble des professionnels de la santé et des spécialités médicales, sans distinction utile entre la nature des activités cliniques, ne serait évidemment pas souhaitable. En ce sens, on peut espérer que la réglementation à venir soit conçue en fonction des orientations du Plan santé présenté par le MSSS en mars dernier et du récent Rapport Savoie, donc en misant sur l’agilité, la décentralisation, la gestion de proximité, etc.
Secteur privé: aucun encadrement spécifique prévu
Traditionnellement, l’encadrement législatif des activités du secteur de la santé au Québec concerne d’abord et surtout les services publics, soit principalement les services rendus par les établissements et ceux offerts par les professionnels rémunérés dans le cadre du régime public d’assurance maladie.
Il en est ainsi des dispositions du projet de loi 11, qui ne trouveront pas application à l’égard d’autres situations où des services de santé sont rendus à distance dans le secteur privé. Par exemple, une infirmière, une nutritionniste ou une psychologue pourront offrir des services à distance en cabinet privé, sans égard aux dispositions du projet de loi 11. De la même façon, les médecins non participants au régime public d’assurance maladie, dont le nombre n’a cessé de croître au cours des dernières années selon les données de la RAMQ, échapperont, pour l’essentiel, aux dispositions en question et pourront offrir à distance tous les services médicaux sous réserve de leurs obligations déontologiques. Pour leur part, Les médecins et autres professionnels participants (ou désengagés) exerçant en cabinets privés échapperont aux dispositions du projet de loi 11 en ce qui concerne les services non assurés dans le cadre du régime public. Évidemment, dans tous les cas, les professionnels resteront soumis à leurs obligations déontologiques.
Dans la perspective des patients, on pourrait aussi souligner que le « droit aux services en présence » ne trouvera pas application pour les services de téléconsultation rendus dans le secteur privé, à moins de pouvoir établir qu’il découle des exigences déontologiques applicables aux professionnels offrant les services en question.
S’il ne faut pas trop être surpris de constater que l’État se concentre d’abord et avant tout sur l’encadrement du secteur public en cette matière, on note toutefois que, depuis quelques années déjà, des entreprises privées offrent des services de santé à distance, aux frais des patients. On sait que la pandémie a propulsé le développement de ces entreprises, alors qu’on peut maintenant ainsi obtenir assez aisément des consultations en ligne avec toute une variété de professionnels, tant pour des problèmes de santé physique que de santé mentale.
Ainsi, ces entreprises peuvent déployer sur leurs plateformes en ligne, une offre de services de santé assez substantielle, répondant à des besoins similaires à ceux visés par les services assurés dans le cadre du régime public, du moins pour la première ligne. Dans certains cas, ces entreprises bénéficient de partenariats plus ou moins étroits avec des assureurs ou des régimes collectifs d’avantages sociaux. Il peut en résulter un certain contournement des règles du système public au chapitre de l’accessibilité et de l’universalité.
On note d’ailleurs que des préoccupations à ce sujet ont émergé récemment en Colombie-Britannique, alors que l’entreprise Telus retient l’attention des autorités gouvernementales suivant des allégations à l’effet qu’elle prioriserait les patients prêts à débourser pour l’accès aux services de télésanté assurés dans le cadre du régime public. Il s’agit de la même entreprise qui, selon un rapport récent, détiendrait, de façon plus ou moins directe, des intérêts dans certains groupes de médecine familiale (GMF) au Québec.
La situation relative aux plateformes privées en question est encore plus complexe dans le contexte où elles fonctionnent généralement sur une base interprovinciale, voire internationale. La question se pose alors de savoir comment les autorités publiques d’une province peuvent contrôler l’offre de services en question pour leurs propres résidents, que ce soit en ce qui concerne un certain arrimage avec l’offre du système public ou, au minimum, au chapitre des mécanismes de protection du public. Dans ce dernier cas, en ce qui concerne la réglementation professionnelle, comme l’exigence de détenir un permis d’exercice dans la province où se trouve le patient, le droit applicable est encore plutôt incertain. Pas étonnant alors que certaines de ces plateformes privées semblent miser sur le fait qu’il suffit que les professionnels qu’elles recrutent détiennent un permis d’exercice dans une seule province, même s’ils sont appelés à offrir des services dans l’ensemble du Canada.
Un autre des enjeux en cause concerne l’attractivité du système public par rapport au secteur privé. Ainsi, comme déjà signalé, les patients, mais aussi les professionnels, apprécient généralement la possibilité de recourir à la téléconsultation. S’il s’avérait que le système public n’offrait pas une réponse satisfaisante à cet égard, il n’est pas impossible que certains se tournent vers le secteur privé. Les défaillances régulièrement observées en ce qui concerne l’accès aux services publics de santé et les difficultés au chapitre de la rétention du personnel en lien avec la rémunération et les conditions de travail, pourraient amplifier ce phénomène.
C’est peut-être ici qu’on s’étonne davantage du contraste entre, d’une part, les précautions minutieuses prises relativement à l’encadrement réglementaire des services rendus à distance dans le système public et, d’autre part, un certain « laisser-faire » en ce qui concerne le secteur privé, où même l’encadrement découlant de la réglementation professionnelle est fragilisé en raison du contexte de l’offre de services sur une base interjuridictionnelle.
Tout en faisant la part des choses entre le niveau souhaitable d’intervention de l’État en ce qui concerne le système public de santé et celui requis pour le secteur privé, on aurait peut-être pu souhaiter que le projet de loi 11 prévoit un encadrement minimal dans ce dernier cas. Peut-être faut-il attendre la réglementation à venir avant d’en juger de façon définitive, mais dans l‘immédiat, on n’y retrouve pas de balises visant à assurer une coordination avec l’offre du secteur public, ni au moins un « début de réponse » en ce qui concerne l’application des lois professionnelles à l’égard des intervenants hors Québec qui offrent des services de santé, à distance, aux résidents québécois. Il est vrai que les solutions législatives à cet égard peuvent s’avérer complexes, mais en négligeant ce volet, on risque de laisser s’installer diverses pratiques qui pourraient éventuellement s’avérer hasardeuses au plan de la protection du public, sans compter qu’elles pourraient aussi miner les fondements du système public en termes d’accessibilité et d’universalité.
Ce contenu a été mis à jour le 27 juin 2022 à 13 h 22 min.
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