Par Marco Laverdière, avocat, chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal, enseignant au programme de maîtrise en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke et directeur général d’un ordre professionnel
Des règlements moins nombreux… et plus pertinents!
L’idée d’avoir un code de déontologie commun pour les professionnels de santé, suivant l’une des recommandations du Rapport Cayton, peut trouver une justification évidente dans le contexte de la collaboration interdisciplinaire. Au plan déontologique, des variations observables dans la réglementation applicable d’une profession à l’autre, font en sorte que des professionnels de la santé de disciplines connexes, qui œuvrent dans un même milieu, auprès de la même clientèle, peuvent devoir se plier à des règles différentes, qui ne sont pas toutes explicables par la nature même de leurs fonctions. Il peut en résulter une forme d’incohérence au plan de la protection offerte au public, pouvant compromettre ou complexifier les pratiques interdisciplinaires et pouvant aussi rendre plus difficiles des interventions coordonnées ou communes des ordres professionnels en vue d’assurer le respect des règles applicables. L’existence d’un code commun pourrait ainsi aplanir certains obstacles à cet égard, étant par ailleurs compris qu’il devrait toujours être possible de prévoir, lorsque requis, des dispositions spécifiques pour tenir compte de réalités particulières d’une profession.
Cette même recommandation nous amène également sur un autre terrain, soit celui de la prolifération de la réglementation professionnelle, sans grande valeur ajoutée. Avec plus de 500 règlements déjà en vigueur (suivant une évaluation très conservatrice!) et qu’il faut continuellement mettre à jour et compléter pour chacun des ordres, l’Office des professions et les ordres eux-mêmes deviennent en quelque sorte des « moulins à règlements ». Le Code des professions prévoit ainsi que chaque ordre professionnel doit ou peu, selon le cas, adopter des règlements sur toute une variété de sujets, autant en ce qui concerne sa gouvernance et son fonctionnement, qu’en ce qui concerne l’encadrement de la pratique professionnelle de ses membres. En admettant les limites d’une telle comparaison, on peut quand même souligner que là où il faut au moins une dizaine (et souvent plus) de règlements pour un ordre professionnel au Québec, il en faut seulement 3 ou 4 pour l’ordre professionnel équivalent en Ontario. Les règlements typiquement adoptés au Québec se caractérisent par beaucoup de redondance (par exemple, est-ce vraiment nécessaire que chaque ordre adopte un règlement pour autoriser les étudiants et stagiaires à réaliser des activités réservés sous supervision en cours de formation initiale, alors qu’en Ontario, cette question a été réglée avec un seul article, dans la loi-cadre?) et surtout, ils requièrent des ressources importantes qui pourraient probablement être consacrées à des fins plus utiles. Il semble d’ailleurs s’agir là d’un enjeu majeur actuellement pour l’Office des professions, qui y consacre beaucoup d’efforts d’«optimisation », comme l’indique son dernier rapport annuel 2018-2019 (p. 22).
Pour bon nombre de dispositions « standards » qu’on retrouve de façon quasi-identique dans ce corpus réglementaire, il serait vraisemblablement possible, moyennant une adaptation du Code des professions, de créer des « troncs communs », de façon à alléger la charge du processus réglementaire sur les différents acteurs, tout en permettant, lorsque requis, l’adoption de dispositions spécifiques pour une profession. Des ressources pourraient peut-être alors être réorientées vers des interventions plus pertinentes au plan de la protection du public. Comme le veut l’approche « Right-touch », il pourrait s’agir de mieux évaluer les retombées de la réglementation en place en fonction des objectifs poursuivis et, aussi, de favoriser une adaptation plus rapide des règles en fonction des enjeux en émergence, comme par exemple, ceux liés à la télésanté et aux applications de l’intelligence artificielle dans la prestation de soins.
Enfin, comme l’indique le Rapport Cayton, le problème de la réglementation excessive se pose aussi en ces termes : faut-il continuer à multiplier les ordres professionnels ou ne devrait-on pas, sur la base d’une évaluation plus rigoureuse du risque, recourir à des modèles de réglementation plus légers pour certaines activités moins à risque et, peut-être même, en déréglementer certaines?. Autre question sur le même thème : y aurait-il lieu de favoriser des regroupements de professions sous la même autorité réglementaire, suivant les grands secteurs d’activités dans le domaine de la santé, comme la médecine, les soins infirmiers, la réadaptation, la santé mentale et les relations humaines, etc. Une considération non négligeable à cet égard concerne le maintien d’une certaine adhésion des professionnels à l’autorité réglementaire, qui risquerait de s’effriter dans le cas où les regroupements qui seraient constitués devenaient, aux yeux de ces mêmes professionnels, déconnectés des enjeux propres à leur discipline. Ainsi, comme il est souligné dans le Rapport Cayton, ce sont là des questions difficiles, mais qui ne devraient pas pour autant être balayées sous le tapis.
Un processus mieux défini et plus transparent pour le partage d’activités professionnelles
Comment expliquer le « psychodrame » québécois autour de la question du diagnostic dans le cas des infirmières praticiennes spécialisées (IPS), qui est en voie de se régler avec le projet de loi 43, alors qu’ailleurs au Canada, cette question ne s’est même pas posée ou, du moins, pas dans les mêmes termes, ni de façon aussi « intense »?
Rappelons que la Cour d’appel du Québec avait déjà indiqué en 2005 que le diagnostic d’une condition de santé n’était pas exclusif aux médecins, vidant ainsi de sa substance l’approche conceptuelle développée à cet égard dans le Rapport Bernier. Au demeurant et au-delà de la seule question du diagnostic, il s’agissait surtout ici de rattraper le retard sur d’autres provinces, qui avaient déjà consenti plus d’autonomie aux IPS depuis un bon moment.
Qui donc est principalement responsable de l’évaluation et des décisions relatives au partage (ou au décloisonnement) d’activités professionnelles dans le domaine de la santé?
Est-ce le Collège des médecins et les ordres professionnels concernés?
Est-ce l’Office des professions?
Est-ce la ministre responsable de l’application des lois professionnelles (et ministre de la Justice), qui est habituellement responsable des modifications aux lois et règlements relatifs aux professionnels, comme dans le cas du projet de loi 29 (concernant la révision des champs d’exercice dans le secteur buccodentaire notamment)?
Est-ce la ministre de la Santé et des Services sociaux, qui pilote actuellement les projets de lois 31 (concernant de nouvelles activités autorisées aux pharmaciens) et 43 (concernant les nouvelles activités autorisées aux IPS)?
Poser ces questions, c’est souligner qu’actuellement, le processus québécois d’évaluation et de décision sur l’évolution des champs d’exercice des professions de la santé apparaît passablement flou, éclaté et hermétique. Ainsi, alors que dans certains cas, il repose sur des rapports produits par des groupes d’experts, comme pour la « loi 90 » la « loi 21 », dans d’autres cas, comme le projet de loi 43, les décisions semblent plutôt émerger de discussions ou de négociations interordres, peut-être suite à des demandes ministérielles spécifiques. Dans bien des cas, l’absence de consultation publique visant à soutenir les travaux et la réflexion contribue également à donner l’impression que seuls les intérêts des professions concernées sont pris en compte dans le cadre de ce processus.
Ainsi, sans nier les efforts d’ouverture déjà consentis par différents acteurs du milieu, il devient alors difficile, vu de l’extérieur, de comprendre les tenants et aboutissants des arbitrages entre les prétentions des uns et l’opposition des autres, comme celles qu’on entend présentement, à l’étape des travaux parlementaires, autour des projets de loi 29, 31 et 43. Pas étonnant que plusieurs observateurs manifestent une impatience certaine à l’égard de résultats qui se font attendre dans certains dossiers.
Les arbitrages à faire sur ces questions ne seront jamais totalement faciles, mais on gagnerait peut-être à assurer qu’elles soient traitées de façon plus ouverte et dynamique, sur la base d’expertises indépendantes qui, tant sur le fond que sur la forme, apparaîtraient crédibles. On pourrait s’inspirer de ce qui se fait en Ontario, où une instance permanente est spécifiquement désignée pour mener à bien ces évaluations, et peut ainsi procéder à des consultations et audiences portant notamment sur les questions relatives au partage d’activités professionnelles. Dans le même esprit, on pourrait peut-être même s’inspirer de ce qu’on fait déjà au Québec en ce qui concerne l’évaluation des médicaments, des nouvelles technologies et des interventions en santé, avec l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS). En fait, l’Office des professions est déjà appelé à jouer un rôle important à ce sujet et on pourrait d’ailleurs imaginer que si la charge de ses responsabilités au chapitre de l’examen et de l’approbation des règlements était allégée, il pourrait disposer des ressources nécessaires pour rendre le processus plus performant.
Encore plus de participation du public?
S’il est vrai qu’on observe, au Québec comme ailleurs, une certaine crise de confiance à l’égard des gouvernements et des institutions, celle-ci est peut-être encore plus palpable dans le cas des ordres professionnels. Il faut dire que les assises-mêmes de ce que sont les ordres professionnels, soit l’autogestion, l’autoréglementation et le jugement des pairs par les pairs, constituent en soi un sérieux défi à relever pour ceux qui voudraient redorer leur blason. Dans plusieurs commentaires du public relayés par les médias, la sentence habituelle du genre «on sait bien, les ordres professionnels sont surtout là pour protéger leurs membres, pas le public » est souvent assénée comme une vérité entendue, presque indiscutable.
Une question importante qui se pose à ce sujet concerne l’élection d’une nette majorité des administrateurs des ordres par les professionnels qui en sont membres. Il n’est pas certain que la récente « Loi 11 » suivant laquelle la gouvernance des ordres professionnels a été réformée, en rehaussant quelque peu (à hauteur de 25% environ) la participation du public à leurs conseils d’administration, changera les perceptions, ni peut-être même la dynamique décisionnelle. Cette réforme apparait d’ailleurs plutôt timide en comparaison de ce que recommande le Rapport Cayton. Elle semble aussi peu audacieuse si on la compare à ce qui existe chez nos voisins ontariens, où la participation du public au Conseil des administration des ordres a été portée à un niveau beaucoup plus élevé (près de 50%) depuis plusieurs années déjà, et où la loi prévoit que les réunions de ces instances sont généralement publiques.
Maintenant, dans quelle mesure la participation des professionnels, des représentants du public et des administrateurs d’expérience devrait-elle être équilibrée pour que, d’une part, on arrive à rehausser la confiance du public et que, d’autre part, on ne perdre pas une certaine crédibilité et autorité auprès des professionnels eux-mêmes, qui sont généralement plus enclins à adhérer aux règles édictées par leurs pairs, que celles qui seraient imposées par une « bureaucratie » étrangère à leur discipline? Rien ne permettant de répondre à cette question avec assurance, on peut quand même supposer que si l’on veut préserver une certaine adhésion et mobilisation des professionnels sur les enjeux visés par la réglementation professionnelle, le maintien d’un cet équilibre ne devrait pas être négligé.
Enfin, peut-être faut-il envisager qu’au-delà de la composition des conseils d’administration, on puisse aussi favoriser la participation du public au sein d’autres instances du système, comme le fait maintenant le Collège des médecinspour son comité d’inspection professionnelle, chargé d’évaluer la compétence des médecins. Une approche semblable pourrait être privilégiée aussi pour d’autres processus, comme celui de l’évaluation des demandes d’équivalence des professionnels formés à l’étranger, qui suscite toujours beaucoup de méfiance malgré les efforts consentis par le système professionnel au cours des dernières années.
Conclusion : une rénovation possible, mais exigeante
S’il n’est pas déraisonnable de concevoir, à partir de l’analyse proposée dans le Rapport Cayton et de ce qu’on peut transposer de l’approche « Right-touch », que le Québec semble déjà disposer d’un système de réglementation professionnelle dont la structure et les principales assises restent pertinentes, il faut aussi convenir que celui-ci apparaît nécessiter une modernisation importante pour mieux répondre aux attentes et aux défis de notre époque. De ce point de vue, et sans en faire nécessairement le seul point de repère, on doit noter qu’actuellement, le système réglementaire ontarien semble dans bien des cas être plus audacieux que le système québécois.
Bref, le Rapport Cayton crée présentement un contexte propice à la réflexion, mais aussi à l’action, qu’il faudrait savoir saisir si on veut maintenir ou regagner la confiance du public à l’égard du système professionnel québécois, et peut-être même, faire en sorte que celui-ci redevienne un modèle avancé et novateur au plan de la réglementation professionnelle.
*L’auteur tient à remercier les évaluateurs qui ont commenté des versions préliminaires de ce texte, dont les commentaires ont permis de le bonifier.
Ce contenu a été mis à jour le 10 juin 2020 à 15 h 16 min.
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