Par Marco Laverdière
Le débat actuel sur les frais accessoires aux services médicaux au Québec fait de nouveau ressortir le fait que la Loi canadienne sur la santé (LCS) constitue en quelque sorte une « vache sacrée » dans notre paysage politique. Ce constat est étonnant quand on sait que, contrairement à une idée bien répandue, il ne s’agit pas là d’une loi constitutionnelle, mais simplement d’une loi de financement dont les conditions déterminent l’accès aux transferts financiers fédéraux en santé pour les provinces. Il est vrai toutefois que, en santé comme ailleurs, l’argent est le nerf de la guerre et qu’il serait difficile pour les provinces de se priver des fonds fédéraux au gré d’une dérogation ouverte à la LCS.
C’est dans ce contexte que les opposants à la mesure concernant la réglementation (et donc, l’acceptation) des frais accessoires proposée par le ministre québécois de la Santé et des Services sociaux, M. Gaëtan Barrette, invoquent l’incompatibilité avec la LCS. Effectivement, à défaut d’explications éclairantes de la part du ministre à ce sujet, le doute sur la compatibilité de la mesure proposée avec la LCS semble tout à fait justifié, puisque celle-ci prévoit qu’en matière de couverture des « services médicaux nécessaires », aucune surfacturation, ni aucun ticket modérateur, ne devrait être accepté. Cette conclusion est d’ailleurs suggérée par le dernier rapport relatif à l’application de LCS, soit celui de 2013-2014, où on retrouve l’« énoncé de politique » suivant du gouvernement fédéral en ce qui concerne les frais accessoires (appelés « frais d’établissement », selon la terminologie fédérale) : « …lorsqu’un régime provincial ou territorial d’assurance-santé paye les honoraires d’un médecin pour un service médicalement nécessaire offert dans une clinique privée, il doit également payer les frais d’établissement ou s’attendre à ce qu’une retenue soit faite sur les paiements de transfert du gouvernement fédéral. » (p. 171).
Voilà qui devrait confirmer l’efficacité de la LCS pour contrer les affres de la privatisation des services de santé, n’est-ce pas? Peut-être pas tout à fait, considérant d’abord le fait que le ministre semble bien décidé à aller de l’avant avec son projet et qu’il n’est pas encore certain que les autorités fédérales vont réagir dans le sens indiqué par la LCS, en imposant des retenues financières au Québec. Mais plus encore, l’efficacité de la LCS semble déjà effritée si l’on en juge de par le récent avis produit par la Protectrice du citoyen sur les frais accessoires, qui donne largement à réfléchir à ce sujet.
On retrouve dans cet avis le récit d’une variété de situations qui font en sorte que plusieurs dispositions des lois et règlements québécois qui visent à assurer l’accessibilité financière aux services, suivant des conditions compatibles a priori avec la LCS, deviennent plus ou moins inopérantes, puisqu’elles ne s’appliquent pas à un service rendu à l’extérieur du milieu hospitalier ou par un professionnel autre qu’un médecin. Au nombre des exemples donnés, il y a celui de la facturation d’un traitement associé à une chimiothérapie intraveineuse[1], parce qu’il est rendu à l’extérieur de l’hôpital, ainsi que celui de la facturation de services infirmiers rendus en clinique privée, comme les examens de base (pression artérielle) et certains tests cliniques (électrocardiogramme)[2]. Dans ces cas, le patient est alors facturé pour financer partiellement ou totalement un produit ou un service qui, autrement, aurait été sans frais pour lui s’il avait été offert en milieu hospitalier ou par un médecin.
Ainsi, alors que certains commentateurs ont déjà proposé une réflexion sur une éventuelle révision de la LCS à la lumière des modèles de dispensation des services qu’on retrouve dans d’autres pays développés, il semble qu’en s’en tenant uniquement à l’évolution de nos propres modes de dispensation des services, ceux du Québec notamment, une réflexion sur les orientations de cette loi devient incontournable à court ou moyen terme. La question qui se pose est celle de savoir s’il est encore souhaitable que les garanties d’accès offertes par la LCS ne visent que, pour l’essentiel[3], les services rendus par les médecins et les services hospitaliers, soit ce qu’on pourrait appeler les services rendus dans le cadre d’un modèle « hospitalo-médico-centrique ».
Cette question se pose en raison des différentes initiatives législatives et réglementaires qui, depuis près de 15 ans au Québec, ont eu pour effet de favoriser un plus grand partage d’activités entre les médecins et d’autres professionnels de la santé. C’est ce qui a notamment conduit à l’avènement, certes fastidieux, des infirmières praticiennes spécialisées et aussi, suivant une annonce toute récente, des infirmières « régulières » bientôt autorisées à prescrire des traitements pour certaines conditions., Ces même initiatives ont aussi conduit à ce que les pharmaciens soient autorisés à prescrire des médicaments pour le traitement de certaines conditions. Ainsi, là où auparavant il n’y avait que le médecin qui pouvait offrir des « services médicament nécessaires », il y a donc maintenant, dans un nombre croissant de situations, d’autres professionnels de la santé qui peuvent le faire.
Un phénomène similaire peut s’observer en ce qui concerne certains services qui, traditionnellement, n’étaient offerts qu’en milieu hospitalier et qui, maintenant, sont offerts dans des cliniques privées, dont des centres médicaux spécialisés, associés ou non avec le réseau public.
En d’autres termes, le système de santé québécois, comme celui des autres provinces canadiennes, n’est plus ce qu’il était en 1984, lorsque la LCS a été adoptée.
Pourrait-on envisager une autre approche suivant laquelle la LCS « exigerait » toujours que chaque régime provincial d’assurance maladie assure l’accessibilité aux services médicalement nécessaires, mais en ouvrant la possibilité que ceux-ci soient offerts par des « dispensateurs » autres que les seuls médecins et établissements hospitaliers? Est-ce là une approche réaliste considérant l’état des finances publiques? Si non, faudrait-il orienter les conditions d’accessibilité pour permettre la couverture du service rendu par les seuls dispensateurs qui offrent le meilleur rapport performance-coût? Autrement dit, pourrait-on envisager une approche qui ferait en sorte qu’avec les mêmes ressources financières que celles dont on dispose présentement, on arriverait à véritablement maintenir, voire à rehausser, l’accessibilité aux services grâce à la contribution complémentaire d’acteurs autres que les médecins et les établissements hospitaliers?
Outre une « privatisation active » des services de santé, l’alternative à un véritable exercice de réflexion autour de telles questions est celle du statu quo, qui tend de plus en plus à constituer une forme de « privatisation passive ». Cette privatisation rampante, qui semble être plus ou moins consciemment privilégiée par les gouvernements, tant fédéral que provincial, fait en sorte que les règles relatives au financement du système public sont en quelque sorte figées dans des concepts traditionnels, datant d’une époque quasi révolue, alors qu’une offre de services totalement ou partiellement financée par des sources privées se développent en parallèle, à un rythme soutenu, donnant vie à ce qu’on appelle le fameux « système à deux vitesses ».
Bref, même les plus ardents partisans de la LCS auraient sans doute avantage à se faire eux-mêmes les promoteurs d’un chantier visant à moderniser cette loi s’ils veulent en assurer la pérennité et, surtout, s’ils veulent soutenir le maintien d’une offre de services de santé efficace et réellement accessible à tous les citoyens.
[1] p. 14 de l’Avis.
[2] p. 16 de l’Avis.
[3] Certains services de chirurgie dentaires, nécessaire au plan médial ou dentaire et offerts en centres hospitaliers, doivent aussi satisfaire aux conditions d’accessibilité de la LCS.
Ce contenu a été mis à jour le 15 octobre 2015 à 12 h 21 min.
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